Encore des fantômes: Haunted, au musée Guggenheim (Bilbao)

Suite à mon dernier billet sur l'exposition et la série de manifestations ayant lieu au Louvre autour des revenants et du retour des morts, j'ai pu constater que les fantômes étaient d'actualité : du 6 novembre au 13 mars se tient une exposition intitulée Haunted: photographie-vidéo-performances contemporaines au musée Guggenheim à Bilbao.
L'exposition étant presque achevée, je ne pourrai que me faire l'écho de quelques-unes des problématiques qu'elle aborde et évoquer quelques artistes présentés. Il s'agit d'ailleurs principalement d'y montrer, à travers plus d'une centaine d'oeuvres de soixante artistes, les multiples visages qu'emprunte l'image photographique pour dire la hantise, et de montrer comment s'exprime cette obsession d'un accès au passé, aussi bien de manière collective qu'individuelle. 

Les oeuvres présentées sont donc en majorité des photographies, allant des années 60 à nos jours, mais on trouvera aussi bien de la vidéo ou des installations. La présentation de l'exposition fait le constat d'une récurrence de la hantise du passé dans la photographie et dans la vidéo contemporaine. Un signe des temps?

"Une grande partie de la photographie et de la vidéo contemporaine semble hantée par le passé, par l'histoire de l'art, par les apparitions qui prennent vie à travers la reproduction, la performance en direct et le monde virtuel. En recourant à des moyens stylistiques, à des thèmes et à des technologies dépassés, vieillis ou presque éteints, cet art incarne la nostalgie mélancolique d'un passé irrécupérable. Haunted: photographie-vidéo-performance contemporaines traduit cette obsession à travers l'analyse des multiples manières par lesquelles l'iconographie photographique a été incorporée à la pratique artistique récente, en particulier grâce au pouvoir unique en la matière qu'offrent les moyens de reproduction."

Tiens, la hantise aurait-elle à voir avec les possibles offerts par la reproduction technique (ou plutôt technologique)? Dans mon précédent billet sur l'exposition du Louvre, je parlais des films de Kiyoshi Kurosawa, et à la manière dont, dans l'univers de ce cinéaste, les technologies et les objets plus modernes - comme la télévision ou internet, lieu d'apparition des fantômes dans le film Kairo - étaient interprétés comme les lieux des hantises les plus terrifiantes. On trouvera ici une analyse intéressante de ces survivances du passé sous la forme spectrale dans l'oeuvre de ce cinéaste, prenant en charge l'inconscient collectif d'un Japon au passé douloureux et à la jeunesse désorientée. 

Mais revenons à notre exposition, pour découvrir quelques-unes de ces photographies ou oeuvres "hantées", à travers certains axes privilégiés par le musée Guggenheim. 

Appropriation et archives
L'un des premiers axes de l'exposition est consacré aux artistes privilégiant un travail autour de l'appropriation, ou de l'archive: il s"agit, par exemple,  de la manière dont un procédé mécanique comme la sérigraphie a permis, dans les années 60, d'incorporer la photographie dans la peinture. Ainsi l'art devenait le lieu de dépôt - voire de survivances - culturelles ou historiques, produisant ainsi ce que le philosophe Gilles Deleuze appellerait une "énonciation collective". Dans la présentation de l'exposition, il est question d'"élan archivistique", qui inspirera par la suite de nombreux auteurs, comme Christian Boltanski, ou encore Bernd et Hilla Becher, avec leurs photographies du patrimoine industriel. 

R. Rauschenberg, Sans titre, 1963, huile sur toile, encre sérigraphiée, métal et plastique sur toile, Musée Guggenheim, New York

Andy Warhol, Désastre orange n°5, 1963, acrylique et peinture émail sérigraphié sur toile, musée Guggenheim, New York
Voici un Warhol bien différent des icônes colorées de la modernité , comme les soupes Campbell et les visages de Marilyn. Pourtant, il utilise le même procédé, la sérigraphie - figure de la répétition et de la reproduction - pour évoquer la mauvaise conscience de la société américaine et ses refoulement. C'est un univers en quête d'amnésie où la mort et les désastres ne cessent pourtant de revenir, tels des spectres. On trouvera ici un article intéressant sur la dimension spectrale du travail d'Andy Warhol. 

Christian Boltanski, Humains, 1994, Photographies et lumières, Musée Guggenheim, Bilbao
Avec Boltanski, la photographie est comme souvent au centre d'un dispositif qui cherche à dire l'absence des anonymes happés par l'histoire, en donnant de la présence à ces disparus, ici sous la forme d'un mémorial funèbre. Ces visages sont autant de signes du "ça a été", et les photographies les attestations d'existence, les archives de ces vies fantomatiques.

Bernd et Hilla Becher, Réservoir d'eau, 1980, neuf épreuves gélatino-argentique, Musée Guggenheim, New York
Bernd et Hilla Becher, tout deux nés en Allemagne de l'Est, sont des archivistes de la mémoire collective, des collectionneurs d'images de ce
patrimoine industriel voué à la démolition, marque et trace de la révolution industrielle.
Comme en écho, cette photographie d'Idris Khan rend hommage au travail des Becher tout en accentuant encore davantage le caractère évanescent - et donc spectral - de certaines architectures par un usage de la photographie très pictural, entre le tremblement et la disparition.
Idris Kahn, Hommage à Bernd Becher, 2007, épreuve gélatino-argentique, musée Guggenheim, New York
J'ai d'ailleurs découvert à cette occasion le très beau travail de ce jeune artiste duquel, sans doute, je serais amené à reparler dans un prochain billet... Idris Khan obtient ce rendu "fantomatique" en superposant les photographies des Becher, en les compilant en une seule image. Regardant certaines de ses photographies, je pense d'ailleurs aux oeuvres d'Anselm Kiefer, un autre artiste hanté par la mémoire collective. Un travail de palimpseste en somme, sur l'empreinte et sur la trace du temps.

Idris Khan, Chaque...réservoir de gaz de Bernd et Hilla Becher, 2004.
Paysages, architectures et passage du temps

Une des fonctions historiques de la photographie a été d'"enregistrer" les lieux qui furent le théâtre d'événement significatifs et bien souvent traumatiques. Ainsi, l'exposition nous rappelle que, "pendant la Guerre de Sécession, déclenchée peu après l'invention de la photographie, une nouvelle génération de reporters se consacre à photographier les batailles, mais en raison du long temps d'exposition qu'exigent les premiers appareils, ne peuvent que saisir les séquelles du conflit." On a donc, en guise de témoignage, des traces, des paysages hantés par la mort, de l'absence. De la même manière, l'exposition va présenter des photographes cherchant à figurer l'empreinte du temps, la trace ou la manière dont les temporalités se superposent dans les lieux, les architectures et les paysages vides.
Un photographe contemporain, comme Hiroshi Sigimoto va ainsi chercher à figurer l'absence en photographiant le vide de lieux autrefois fréquentés, des théâtres ou des drive-in des années 20. Qu'y a-t-il derrière l'écran?
Hiroshi Sugimoto, Cine-Parc Tri-City, San Bernardino, 1993, épreuve gélatino-argentique, Musée Guggenheim, New York
Ori Gersht, d'origine israélienne, reprend pour sa part une iconographie qui nous fait parfois penser aux fantomatiques paysages de Caspar David Friedrich. On trouvera d'autres photographies de cet artiste ici.

Ori Gersht, Evaders-Lost there, 2009


En attendant la prochaine exposition sur les fantômes, je me demande ce qui nous vaut ce soudain intérêt pour les revenants et la hantise dans l'art. Mais peut-être est-ce simplement car, comme le disait Aby Warburg, l'histoire de l'art est "une histoire de fantômes pour adultes"... 

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