Archive for mai 2011

La réalité noire

Je poursuis cette semaine la réflexion sur les représentations possibles de la catastrophe de Tchernobyl, que j'ai commencé il y a quelque temps à l'occasion des vingt-cinq ans de la catastrophe.
Le photographe de Tchernobyl: une histoire d'images noires

Igor Kostine- L'enterrement d'un village
Et, encore une fois, je repartirais du texte de Svetlana Alexievitch, La supplication - d'ailleurs, en matière de représentation et de témoignage sur Tchernobyl, je pense qu'il s'agit là du texte le plus essentiel et le plus bouleversant, une lecture qui vous hante bien longtemps, sans doute - c'est peut-être pour cette raison que je ne cesse d'y revenir. Un des anciens habitants de la zone, interrogé par S. Alexievitch, raconte comment il a commencé à faire de la photographie suite à Tchernobyl. Il explique: "(...) je n'ai jamais fait de photographie et là, soudain, je me suis mis à faire des photos. J'avais emporté mon appareil par hasard. Et maintenant, c'est mon métier. Je n'ai pas pu me libérer des nouveaux sentiments que j'éprouvais." 
Et là, survient un commentaire de la part de Svetlana Alexievitch, le seul, si je me souviens bien, de tout ce récit où la parole est absolument laissé à ceux qui ont vécu la catastrophe. Et c'est aussi le seul moment du texte où les voix des témoins s'effacent pour donner une place au contexte dans lequel elles ont été recueillies par la journaliste. Le commentaire est en vérité ce qu'on nomme une ekphrasis, c'est-à-dire la description d'une réalité visuelle par le texte:
"Tout en parlant, il étale des photos sur la table, les chaises, le rebord de la fenêtre: un tournesol gigantesque, grand comme la roue d'une charrette, un nid de cigogne dans un village vide, un cimetière campagnard avec un panneau "Hautement radioactif - Entrée interdite", une poussette dans la cour d'une maison aux fenêtres condamnées, une corneille posée dessus comme si elle y avait fait son nid, une vol de grue formant un caractère cunéiforme au-dessus d'un champ redevenu sauvage."
A la suite de cela, le photographe reprend la parole pour expliquer qu'il ne prend pas de photos en couleur car "il s'agit de Tchernobyl...Littéralement, ce nom signifie "la réalité noire"...Les autres couleurs n'existent pas."

Plutôt que de montrer les photographies - ce qui aurait été envisageable - Svetlana Alexievitch nous les décrit avec une économie de mots, ne cherchant pas à atteindre l'image par le texte, laissant l'imaginaire du lecteur visualiser lui-même cette "réalité noire" captée sous la forme d'instantanés photographiques. Alors que les représentations de la catastrophe demandent, appellent, imposent presque les images dévorantes, comme si nos yeux les quémandaient - pensons aux images du 11 septembre, à celles d'Haïti, à celle de la catastrophe japonaise - ici il n'y a littéralement rien à voir, mais seulement à imaginer à partir du peu que nous livre le texte.
Pour Svetlana Alexievitch, j'imagine que montrer une, deux, trois photographies dans le témoignage de cet homme aurait été forcément parcellaire, incomplet. Que l'approche de cet indicible qu'est Tchernobyl n'a pu se faire que par la somme de ces paroles, par ce que Deleuze nomme une "énonciation collective".
En tout cas, ce terme de "réalité noire" me parlait beaucoup: on y entend tour à tour l'impossible représentation, la nuit à laquelle la pensée est confrontée lorsqu'elle veut penser cette catastrophe, l'obscurité d'un monde vidé de ces habitants, l'idée qu'il n'y a rien à voir. 
Photographie d'Igor Kostine - Sur le toit du réacteur n°3
Ironie du sort, en faisant quelques recherches sur les photographies de Tchernobyl, je trouve l'histoire d'un autre photographe, Igor Kostine (photographe de l'agence de presse soviétique Novosti) qui accompagna les liquidateurs sur le toit du bloc 3, à côté du réacteur endommagé. Il retourna cinq fois sur le toit, pendant une durée de deux à trois minutes: "Tous les films que je développais étaient noirs. Alors, j'ai emmailloté mes Nikon dans des plaquettes de plomb et découpé mes pellicules en bandelettes de vingt centimètres suivant le temps d'exposition. Aujourd'hui, quatre de mes appareils sont enterrés dans le cimetières des déchets radioactifs."
L'exposition à la radioactivité rendait les images noires. Demeurent cependant une photographie, celle de ces liquidateurs sur le toit du réacteur: les trainées blanches sont les traces visibles de la brûlure de la radioactivité sur la pellicule photographique. 
Il faut dire, en outre, que les images contemporaine à la catastrophe furent difficiles à obtenir, puisqu'elle étaient contrôlées à l'époque par le parti. Il y a assez peu d'images d'archives, et la représentation de Tchernobyl est donc celle de l'après-Tchernobyl.
Une des rares photographies du réacteur, prise par Anatoliy Rasskazov, photographe "officiel" de la centrale
Comment représenter?


Je me suis alors demandé si représenter Tchernobyl ne pouvait se faire que de manière fragmentée, parcellaire, au moyen d'un montage de voix, d'images, de textes. Si cette "réalité noire" a tant confronté la pensée à l'inconnu qu'il faille sans cesse inventer les moyens de la dire.
Le webdocumentaire La Zone,  paru il y a peu de temps sur le site du Monde se caractérise aussi par sa forme fragmentaire: on y trouve divers approches visuelles (témoignages filmés avec ou sans paroles, séries de photographies avec accompagnement sonore, sans commentaire), divers points d'entrée géographiques ou thématiques (le pillage et la contrebande du métal radioactif autour de Tchernobyl, la centrale elle-même, la vie dans les villages alentours). La forme, ou l'approche esthétique de ce travail lui-même (un webdocumentaire, une installation, un livre de photographies) est multiple, comme si ce n'était qu'ainsi qu'il était possible de dire, de représenter quelque chose, de donner forme non pas à l'irreprésentable, mais à l'invisible, à la réalité noire.
(Il y a d'ailleurs un véritable engouement pour le webdocumentaire qui permet de renouveler les formes de journalisme documentaire, comme l'analyse par exemple dans cet article. Ce n'est pas tout à fait ce qui m'intéresse ici: la question que je pose n'est pas tant, on l'aura deviné, celle des nouvelles formes de journalisme qu'une question éthique et esthétique: comment représenter face à l'image qui manque? et surtout, comment donner place et voix au(x) sujet(s), aux individus dans le récit de la catastrophe? Par quels moyens - écriture, images - se ressaisir d'une mémoire sans image et sans mots pour faire histoire?)
De même, les photographies de Jean-François Devillers, utilisent un procédé original s'apparentant au palimpseste, à la superposition, comme si une seule photographie ne suffisait pas.
Dessin tiré de l'album Les fleurs de Tchernobyl, Carnet de voyage de Gildas Chasseboeuf et Emmanuel Lepage
Incident, de Christa Wolf, ou la fiction face à Tchernobyl
Peu d'écrivains ont parlé de la catastrophe de Tchernobyl  - même si elle véhicule un imaginaire post-apocalyptique qui hante nombre de récits contemporains, à commencer par ceux de l'écrivain Antoine Volodine. Avec Tchernobyl, cet imaginaire est devenu, en quelque sorte, réalité: "L'homme s'en était allé pour toujours de ces endroits et nous étions les premiers à visiter ce "pour toujours"", dit encore le photographe témoin dans La supplication. Cette fascination post-apocalytique passe d'ailleurs très largement par l'image, peut-être davantage que par le texte - qu'on songe aux nombreux films mettant en scène la fin du monde, de manière plus ou moins réussie, du mélancolique et noir La Route, d'après le roman de Mc Carthy en passant par les grosses productions américaines, et par les jeux vidéos. Avant même l'incident nucléaire, la catastrophe avait été pensé par la fiction (La Jetée, de Chris Marker, fait directement référence à une troisième guerre mondiale nucléaire).
Incident de Christa Wolf est l'un des rares textes d'écrivain qui s'inspire directement de Tchernobyl. Incident est le récit de la journée d'une femme en avril 1986, jour coïncidant avec l'explosion du réacteur nucléaire. C'est aussi la journée où le frère de la narratrice de ce qui se présente comme un sorte de journal va être opéré d'une tumeur au cerveau. Le texte est paru juste après Tchernobyl, en 1987, et fut traduit en français deux ans plus tard. Christa Wolf est une auteur d'Allemagne de l'Est: est-ce pour des raisons géographiques et politiques qu'elle écrivit ce texte? Pourtant, elle le revendique explicitement comme fiction: "Aucun des personnages de ce texte n'est identique à une personne vivante. Ils sont tous de mon invention." Christa Wolf est plutôt connue pour ses approches politiques et féministes des mythes grecs, comme celui de Cassandre ou de Médée, ou pour ses réflexions sur les liens entre utopie et réalité. Mais elle se plait aussi à intriquer l'intime et le politique, comme en témoigne son travail nommé Un jour dans l'année, écrit des années 1960 à 2000, est la chronique du jour du 27 septembre, et se veut un témoignage sur soi, sur l'époque et sur le monde. 
"La forêt rousse", photographie proposée sur le site de Philippe Hellion. L'irradiation a été si intense qu'elle a brûlé les arbres sur plusieurs hectares.
Incident est déroutant pour qui cherche à lire un texte sur Tchernobyl: là encore, on n'y voit rien, on n'apprend quasi rien de plus sur l'événement factuel. Pourtant, Christa Wolf y engage une réflexion qui, me semble-t-il, est quelque peu resté en jachère: Tchernobyl, c'est le problème de la connaissance lui-même, des limites de la connaissance, qu'elle soit scientifique ou philosophique. Et cette connaissance n'est pas seulement celle du monde, mais aussi celle de l'esprit humain. Un des témoins de Svetlana Alexievitch en parlait également: "Des dizaines de livres ont été écrits. De gros pavés. Il y eu de nombreux commentaires. Mais cet événement déborde le champ de l'analyse philosophique. J'ai lu ou entendu quelque part que le problème de Tchernobyl est d'abord celui de la connaissance de soi-même."
"Toute la journée, une association de mots ne m'est pas sortie de la tête: le coeur ardent. Maintenant, à deux mille kilomètres de nous, on est en train de recouvrir le coeur ardent de nos désirs interdits avec du béton, du sable et du plomb.", écrit la narratrice.
Elle raconte les nouvelles entendues dans les médias sur Tchernobyl, peu de choses en somme: l'interdiction de boire du lait, les avis des experts qui se succèdent et divergent. Parallèlement, elle détaille l'opération délicate au cerveau subie par son frère. Le spectre de la mort hante le texte, de la mort individuelle du frère à celle, collective, provoqué par l'irradiation, mais aussi de la possible extinction humaine. Et certaines questions hantent le texte: celle de l'ubris, bien sûr - c'est ainsi que les Grecs nommait la démesure humaine qui consistait à vouloir transgresser ou balayer les lois naturelles. Mais  il y a aussi cet impensé, celui de notre place dans l'évolution naturelle: "L'homme apparaît à l'holocène. Si l'on reporte les paramètres du développement  de la vie sur la terre sur une échelle de vingt-quatre heures, les vertébrés ont commencé leur évolution vers 21 heures 30 et les premiers hominidés la leur vers 23 heures 57. C'est donc à minuit moins deux secondes, frères, que l'homme fait son entrée sur la scène du monde." 


Et si Tchernobyl nous parlait de quelque chose en nous que nous n'avons pas su entendre? Et si la zone nous parlait à la fois d'un temps archaïque où nous n'étions pas et d'un  futur où nous ne serons plus?
Reste à voir l'image est capable de représenter cette nuit de l'esprit, cet abîme du temps, cette "tâche aveugle". Christa Wolf fait référence, dans son texte, au magnifique et terrifiant récit de Joseph Conrad, Au coeur des ténèbres, et le lit comme une métaphore: "Cet écrivain-là a su, lui, ce que c'est que le deuil. Il est entré, pas seulement en pensée, au coeur de la tache aveugle de cette culture à laquelle lui aussi appartenait."
Pourquoi la parole manque-t-elle? L'écrivain Pascal Quignard nous rappelle souvent que le langage n'est pas constitutif à l'homme, que nous n'avons pas toujours été des êtres de langage. Certaines expériences a-verbales - la musique, l'art, le mot qui manque soudain - nous permettent parfois de nous en souvenir. Tchernobyl nous permet peut-être, de la même manière, de nous souvenir de l'avenir.


Post-scriptum: je découvre, au hasard de mes recherches, que la Biélorussie a flairé la fascination pour la zone, et que ce monde déserté peut rapporter: le tourisme autour de Tchernobyl existait depuis un moment déjà mais, depuis janvier 2011, la zone est également ouverte.... A voir ici, dans un intéressant article qui fait le tour de la question.

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Tchernobyl, année zéro

Mercredi avait lieu un anniversaire pour le moins sombre, celui des vingt-cinq ans de l’accident de Tchernobyl. Bien entendu, celui-ci a une toute autre résonance depuis la catastrophe japonaise, Fukushima ayant réactivé le spectre du nucléaire et de ses dangers. 
Depuis quelques temps, je m’intéressai à la représentation de cette catastrophe que fut Tchernobyl. En effet, j’en ai un souvenir quelque peu flou mais pourtant intense : en 1986, j’étais alors enfant mais je me souviens de chuchotements et du sentiment obscur d’une menace invisible qui s’étendait subrepticement autour de nous. Il faut dire que je vivais à la frontière allemande et que, du côté germanique, les consignes étaient plus explicites, interdisant la consommation de certains aliments.
Bref, l’événement m’est resté en mémoire sous la forme d’une catastrophe invisible et terrifiante, entourée d’un non-dit puissant. Plus tard, j’ai vu le film fascinant de Tarkovski, Stalker, qui parle d’un lieu interdit, à la nature inconnue, nommé "La Zone", espace noir où chaque homme se trouve confronté à son propre vertige. La Zone, c’est justement le titre d’une installation présentée ces jours-ci à la Gaieté Lyrique à Paris : il s’agit d’un dispositif interactif permettant d’explorer le cœur de l’espace d’exclusion de Tchernobyl, mêlant photographie, vidéos et création sonore. L’installation a été réalisée par deux journalistes, Bruno Masi et Guillaume Herbaut, installation qui se décline aussi en webdocumentaire sur Le Monde.
Image extraite du travail de G. Herbaut et B. Masi
Je ne parlerai aujourd’hui ni de l’installation – que je ne pourrai d’ailleurs pas voir, malheureusement–, ni du webdocumentaire, et ce sera sans doute l’objet d’un prochain billet. Mais ce travail s’inscrit tout à fait dans la question que je me posais concernant Tchernobyl : comment représenter cette catastrophe, que ce soit par le biais de l’image ou du texte? Nombre de représentations des guerres, des conflits armés existent, et sont entrés dans nos imaginaires. La seconde guerre mondiale, par exemple, a son lot de représentations, qu’elles soient héroïques, dramatique, voire fictionnelles. Elle a produit ses images et ses récits. Elle a fini par façonner un imaginaire, des motifs, des topos (lieux communs). Mais comment représente-t-on une catastrophe inédite, sans précédent, encore inconnue, dont les traces – la radioactivité – sont finalement assez peu visibles ?
Tchernobyl pose sans nul doute un problème de représentation, et de langage. C’est ce que relève Svetlana Alexievitch, dans La supplication : "Mes interlocuteurs m’ont souvent tenu des propos similaires : "Je ne peux pas trouver de mots pour dire ce que j’ai vu et vécu…Je n’ai rien lu de tel dans aucun livre et raconté des choses semblables à celles que j’ai vécues." De tels aveux se répétaient et, volontairement, je n’ai pas retiré ces répétitions de mon livre." Car ce qui intéressait Svetlana Alexievitch, ce n’était non pas Tchernobyl, mais le monde de Tchernobyl :  "Je m’intéressais aux sensations, aux sentiments des individus qui ont touché à l’inconnu. Tchernobyl est un mystère qu’il nous faut encore élucider. C’est peut-être une tâche pour le XXIe siècle. Un défi pour ce nouveau siècle. Ce que l’homme a appris, deviné, découvert sur lui-même et dans son attitude envers le monde. Reconstituer les sentiments et non les évènements". Il faut dire que, comme elle le rappelle, la Biélorussie a dû faire face coup sur coup à une catastrophe sociale (le naufrage du "continent socialiste") et "cosmique" (Tchernobyl). Les témoignages qu’elle a recueillis dessinent la cartographie intime et collective d’une catastrophe à la fois peu visibles et destructrice. C’est à la parole des survivants que s’est intéressée Alexievitch, et son livre nous donne à entendre, au sens propre, leurs voix : ce qui frappe à la lecture de ce texte puissant, c’est le sentiment d’entendre le bruissement d’une mémoire, d'une énonciation collective qui, peu à peu, fait histoire. 
Photographie de Jean-François Devillers
Nombre des voix portées par Svetlana Alexievitch s’accordent sur la difficulté de penser l’événement Tchernobyl, d’en dire véritablement quelque chose. Par exemple, une famille de réfugiés tchétchènes, pour qui Tchernobyl est devenu, aussi paradoxal que cela paraisse, "une patrie", où les oiseaux chantent comme partout, s’en explique : "Les gens me posent des questions et s’étonnent. L’un d’eux m’a posé la question tout de go : est-ce que j’aurais emmené mes enfants dans un endroit où sévirait la peste, ou le choléra ? Mais moi, je connais la peste ou le choléra. Je sais ce dont il s’agit. Mais la peur dont on parle, ici, je ne la connais pas. Je ne l’ai pas dans ma mémoire…"
D’autres ont appris à Tchernobyl, en regardant l’incendie du réacteur, semblant être éclairé de l’intérieur, que la mort pouvait être belle : "ce n’était pas un incendie ordinaire, mais une luminescence. C’était très beau. […] Le soir, tout le monde était à son balcon." Beaucoup de voix nous racontent d’ailleurs une sorte de conte terrible, où la zone est tour à tour fascinante et terrifiante, où les regards des animaux, tués en masse dans les villages désertés suite à l’explosion, hantent ceux qui ont eu la charge de les supprimer, un conte étrange où l’on enterre la forêt, les maisons, les villages, la terre même, tout.
A travers ces voix et ces mémoires, on apprend aussi une réalité terrible : peu à peu, année après année, les objets et surtout le métal enterrés dans la zone interdite ont été peu à peu complètement pillés et revendus au marché noir. Ce métal est bien entendu radioactif. C’est d’ailleurs l’objet du reportage de Guillaume Herbaut, co-réalisateur de La Zone, avec L’or noir de TchernobylHuit cent "sépulcres" entourent Tchernobyl, où gisent "des milliers de tonnes de métal et d’acier, des vêtements de travail, des constructions en béton". (La supplication)
Photographie extraite de L'or noir de Tchernobyl, Guillaume Herbaut
La parole et l’image ne cessent, donc, d’achopper à une réalité qui les dépasse. La parole, car ces hommes et ces femmes sont des survivants, équivalents de ces hibakushas japonais qui, après Hiroshima ou Nagasaki, ont eu l’interdiction de parler de leur expérience (une des voix de La Supplication se compare d’ailleurs à un hibakusha). 
L’image, car sorti des représentations de la "mythologie" Tchernobyl (les malformations génétiques, par exemple), il est difficile de donner à voir, de rendre sensible l’expérience Tchernobyl dans le visible. Qui plus est, vingt-cinq ans après. Il s’agit à présent de mémoire, et non plus de témoignage : comment donner à voir le lieu et son histoire, comment montrer que la zone à l’abandon n’est pas seulement un lieu où la nature a repris ses droits, mais aussi le lieu d’une catastrophe, et un lieu toujours dangereux ? 
Ces prochaines semaines donc, je publierai au gré de mes recherches ce que j’ai pu trouver sur ces différentes représentation de la catastrophe. Il y aura sans doute un billet sur le texte d’une écrivaine est-allemande, Christa Wolf, nommé Incident et écrit à peu près un an après Tchernobyl. 
Mais puisque nous parlons de mémoire et de représentation, j’ai eu envie de revenir sur le travail d’un photographe qui s’est confronté à la mémoire invisible de Tchernobyl et a cherché à la représenter par l’image. L’originalité et la force du travail de Svetlana Alexievitch étaient de rendre compte de l’histoire par une énonciation collective, en donnant la parole aux sans-voix. Le photographe Jean-François Devillers a lui aussi cherché à trouver une forme qui permettrait de dire ce tremblement infime qui parcourt encore les environs de Tchernobyl, cette mémoire obscure et invisible pourtant partout perceptible, mais jamais visible. "Photographier Tchernobyl est un défi pour la photographie. Parce que Tchernobyl n’est pas d’abord le nom d’une ville d’Ukraine, mais un mot qui évoque la catastrophe causée par l’explosion d’une centrale nucléaire le 26 avril 1986", écrit-il en ouverture de sa série de photographies. 
Pour ce faire, il a utilisé une approche qu’on pourrait qualifier d’expressionniste : plus que le visible, c’est le sensible qui est représenté à travers le tremblement de l’image. Regardant son travail, j’ai aussi pensé à celui d’un autre photographe, Idris Khan, dont j’ai déjà parlé iciIl s’agissait aussi de mémoire, d’ailleurs : celui du patrimoine industriel, celui des séries effectuées par Bernd et Hilla Becher.  
Jean-François Devillers utilise une technique quelque peu différente, mais qui tient, me semble-t-il, du montage au sens où l’entendait Walter Benjamin. Selon lui, seul le montage peut "fixer de manière visible […] les images qui proviennent de l’inconscient collectif". Ces photographies rendent visibles les points de suture et de tremblement du temps, où l’expérience ne peut être dite de manière unaire, mais seulement dans la recomposition de ses failles. Il y a aussi quelque chose du "Unheimlich", de l’inquiétante étrangeté freudienne dans les photographies de Tchernobyl de J.-F. Devillers, quelque chose d’absolument anodin où se glisse pourtant un sentiment de malaise inexpliqué. Une photographie hantée, en somme, où le temps comme l’espace semblent sortir de leurs gonds, brouillée par l’écho assourdi d’une catastrophe qui n’en finit plus d’être présente dans son absence.
Pour voir l’ensemble du travail de Jean-François Devillers, son site photographique ici et son site d’analyse des images là

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