Archive for juillet 2011

Parcours photographique #2, spécial Arles: poésie du quotidien et pouvoirs de l'image

Après mon dernier billet consacré à l'exposition-phare des rencontres d'Arles, véritable reconnaissance des pratiques numériques dans le champ de la photographie (From here on), voici un petit parcours dans des oeuvres photographiques qui m'ont marquées à Arles. 
Je me suis dit que, dans cet été qui ressemble un peu à l'automne, un peu de poésie dans le quotidien permettrait d'éclairer un peu les journées.

Mais d'abord, un retour rapide sur From here on: effectivement, les questions posées dans mon dernier billet sont restées très vivaces après mon passage à Arles. Et une question en particulier me taraude, celle de la différence à faire entre pratiques sociales et oeuvres. Je ne suis en effet nullement convaincue qu'un travail comme celui de Franck Schallmaier (le mur de phallus ou d'hommes dénudés glanés sur internet) ou de Penelope Umbrico (une mosaïque de soleils glanés sur Flickr, une autre de télévision, à voir ici) ne fasse véritablement date. Alors oui, internet et le numérique bouleverse les pratiques et a changé sans nul doute notre rapport à l'image - nous voici encore davantage iconophiles, si cela se peut.
Par contre, je me suis beaucoup amusé avec le Chicken Museum et les travaux de Thomas Maialender. Voilà quelqu'un qui ne se prend pas au sérieux, et qui s'appuie de manière volontaire sur les bas-fonds du net et sur son côté "amateur" pour le détourner. 

La magie de l'art photographique: J. Mogarra, ou la représentation photographique en question

Pour rester sur cette note légère, et pour y adjoindre un peu de poésie - c'est d'ailleurs ce qui manque cruellement aux photographes de From here on - je commencerais avec le travail de Joachim Mogarra.
Cet artiste catalan aime à jouer sur le rapport entre texte et image et sur l'usage de la légende, dont j'ai déjà parlé ici au sujet du travail de Boltanski (Les modèles. Cinq relations entre texte et images) A partir de presque rien, voire des objets du quotidien, il créé un petit monde et nous raconte des histoires. mais il faudrait prendre garde de n'y voir qu'un anodin travail ludique: Joachim Mogarra nous parle bien de d'une des spécificités de la photographie: il brise le "pacte réferentiel", en montrant de manière amusante son illusion, notamment par la pratique du dessin. Au passage, c'est un beau moyen de montrer le pouvoir de la légende, et d'interroger le rapport de la photographie à la représentation, en rappelant la photographie donne seulement l'illusion du réel et qu'on peut lui faire dire à peu près tout... On est proche du "Ceci n'est pas une pipe" de Magritte, un tableau justement intitulé La trahison des images.
Mais J. Mogarra retourne le procédé: le tableau de Magritte nous montrait que l'image d'une pipe n'est pas une pipe; Mogarra transforme les objets du quotidien en nous faisant croire aux pouvoirs de l'image et surtout du regard - nul n'est dupe, mais on se laisse enchanter.




R. Magritte, La trahison des images, 1929, huile sur toile, 62 x 81 cm, Art Institute of Chicago
J. Mogarra rappelle d'ailleurs que "l'image, c'est une chose qui a des rapports très lointain avec le réel." Ce photographe était présenté par la galerie et centre d'art Le Point du jour.

Envie d'un road trip américain? Allez en Suisse!

Pour poursuivre cette série dont le fil rouge est la poésie du quotidien, le travail de Yann Gross, Horizonville. Vous avez envie de grands espaces? La route 66 vous fascine et vous souhaitez troquer vos sandales contre des santiags, et de boire des Budweiser au son d'une authentique musique country? Pour ce faire, nul besoin d'aller loin. Yann Gross a fait son road trip en mobylette, dans la vallée du Rhône, en Suisse, et nous montre que l'Amérique n'est pas aussi loin qu'on le pense. Nul besoin d'aller loin pour être dépaysé!




Plus généralement, ce travail est une intéressante interrogation des représentations de l'Amérique: voilà les images d'une Amérique fantasmée, inventée, qui fait pourtant plus vraie que nature.

Les passagers de Chris Marker: "des pétales sur une branche noire humide"

J'attendais avec impatience de voir l'exposition consacré au travail de Chris Marker, le réalisateur de La Jetée, dont j'ai déjà parlé ici, et en particulier sa série nommée "Passengers", "Passagers". Pour ces photographies, Chris Marker s'est inspiré de ces vers du poète Ezra Pound: "L'apparition de ces visages dans la foule/Des pétales sur une branche noire humide". 
Pour ce faire, Chris Marker a fait bon usage de la photographie numérique, qui lui a permis de dérober ces clichés de visages d'anonymes dans le métro. Je reste assez fascinée par la propension de cet artiste, âgé à présent de 89 ans, à s'adapter à toutes les innovations concernant l'image et à les questionner - que ce soit le numérique, les mondes virtuels avec son travail dans Second Life, ou les possibilités du support CD-Rom et multimedia avec Immemory, datant tout de même de 1997. 
André Gunthert, dans son analyse de Passengers sur Culture Visuelle, est un peu sévère avec Chris Marker, notamment avec certaines des photographies de la série qui rapprochent visuellement des visages du métro avec des tableaux de grands maîtres. 


Il faut sans doute envisager toute la série, sans se limiter à ces quatre photographies qui cherchent dans ces visages ce qui rappelle une iconographie picturale (ici, La Joconde et La Dame du lac, d'Edward Burnes-Jones) A mon sens, Chris Marker guide notre regard et partage le sien, nous incite à voir la beauté fugitive d'un visage, à trouver le poétique dans le plus prosaïque, à regarder autrement ces "pétales". Ainsi, les autres portraits, qui ne comporte pas de comparaisons avec la peinture, doivent être regardés selon ce même regard. Pour ma part, j'imagine bien Marker, vieux monsieur de presque 90 ans, arpenter le métro parisien bondé en tentant d'épingler une pose, de capter un regard, de traquer la lumière d'un visage. Comme quoi, la photographie prête parfois à la fiction...

Où sont les super héros d'aujourd'hui?
Ils ne sont pas, en tout cas, là où les attend. Le photographe mexicain Dulce Pinzon a réalisé une série sensible et percutante, détournant la figure des super héros pour la faire entrer dans le quotidien. Il rend ainsi hommage à tous ces émigrés sud-américains qui envoient chaque semaine de l'argent à leur famille, occupant souvent des petits "jobs", voire des emplois ingrats. Loin des clichés trop souvent véhiculés sur les immigrés, Dulce Pinzon les présente comme des héros d'aujourd'hui et rend hommage à ces héros qui, "sans l'aide d'aucun pouvoir surnaturel, supporte des conditions de travail extrêmes pour aider leurs familles à survivre." 
Noe Reyes- travaille comme livreur, à Brooklyn, envoie 500 $ par semaine à sa famille

Bernabe Mendes- travaille comme laveur de vitres à New York, envoie 500 $ par mois à sa famille

Alberto Lara- travaille comme ouvrier dans le bâtiment, envoie 350 $ par semaine à sa famille

Minerva Valencia - gardienne d'enfants à New York, envoie 400 $ par semaine à sa famille
Maya Goded, le Mexique hanté

Je terminerai par une autre photographe mexicaine, Maya Goded, qui n'entre pas véritablement dans la thématique du jour mais qui aurait plutôt trouvé sa place aux côtés de Alessandra Sanguinetti, dont j'ai évoqué le travail dans un précédent billet.


Repartant sur les traces de ses origines, Maya Goded s'est rendue dans les états les plus catholiques du Mexique pour trouver la trace de pratiques magiques d'un autre temps, dans cette "terre de sorcières" (Land of witch) qui nous fait parfois songer au beau livre de Juan Rulfo, Pedro Paramo. 

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From here on? La photographie sans qualité au festival d'Arles

"From here on", "A partir de maintenant": le titre de l'exposition sonne comme un avertissement. A partir de maintenant, tout le monde peut "faire image", nous sommes tous des créateurs d'images, et internet en est le plus grand fournisseur - la masse iconographique disponible sur internet peut donner en effet le vertige, alors même que ces images de masse se ressemblent très souvent.

C'est là le point de départ d'une exposition des rencontres d'Arles qui fait polémique. Le propos? Cinq commissaires d'exposition, et pas des moindres (Martin Parr, Joan Fontcuberta, Clément Roux, Erik Kessels, Joachim Schimd, soit un savant mélange de photographes, d'artistes et de conservateurs) proposent une exposition constituée de 36 artistes, qui travaillent à partir de photographies et d'images tirées du web, qu'il recyclent et recomposent pour faire oeuvre.
Des exemples? Penelope Umbrico, qui additionne les photographies de coucher de soleil - un sujet de prédilection sur le web, notamment sur Flickr, où l'on trouve ces images par milliers. Corinne Vionnet, qui superpose les photographies de sites touristiques célèbres, donnant un résultat graphique assez singulier, montrant que ces photo sont souvent l'exacte réplique les unes des autres. Et puis, ce qui donne bien le ton, le Chicken museum de Thomas Mailaender, où le visiteur médusé ou amusé, c'est selon, pourra découvrir des montages photos de l'artiste (toujours réalisés à partir de photographies glanées sur le net), exposées derrière une vitre, délimitant un petit enclos où gloussent tranquillement quelques poules vivantes. Une manière de dire que, en matière d'images, nous picorons comme des poules?
Quoiqu'il en soit, il s'agit d'interroger les nouvelles pratiques et formes de diffusion photographique, prenant acte de la révolution numérique et de la reproductibilité qu'elle a permis, et de la place d'internet dans la diffusion de ces images. L'exposition a suscité de nombreux articles et polémiques: je me contenterai pour ma part de lancer quelques réflexions bien disparates. 

Le "Manifeste" de l'exposition

N'ayant pas encore vu l'exposition - ce sera chose faite dès la semaine prochaine - je prendrai aujourd'hui pour point de départ le manifeste qui l'accompagne, rédigé par les cinq commissaires, pour poser quelques questions :

Maintenant, nous sommes une espèce d'éditeurs. Tous, nous recyclons, nous faisons des copier-coller, nous téléchargeons et remixons. Nous pouvons tout faire faire aux images.
Tout ce dont nous avons besoin, c'est d'un œil, d'un cerveau, un appareil photo, un téléphone, un ordinateur, un scanner, un point de vue.
Et, lorsque nous n'éditons pas, nous créons. Nous créons plus que jamais, parce que nos ressources sont illimitées et les possibilités infinies.
L'Internet est plein d'inspirations, du profond, du beau, du dérangeant, du ridicule, du trivial, du vernaculaire et de l'intime.
Nos petits appareils de rien du tout capturent la lumière la plus vive comme l'obscurité la plus opaque.
Ce potentiel technologique a des répercussions esthétiques. Il change l'idée que nous nous faisons de la création.
Il en résulte des travaux qui ressemblent à des jeux, qui transforment l'ancien en nouveau, réévaluent le banal. Des travaux qui ont une histoire, mais s'inscrivent pleinement dans le présent.
Nous voulons donner à ces travaux un nouveau statut. Car les choses seront différentes, à partir de maintenant…

Il y aurait beaucoup à dire sur ce positionnement, et beaucoup à commenter, tout juste pourrions-nous en retenir quelques idées fortes: l'importance du recyclage et du remixage, l'idée que tout le monde est créateur face aux images, car les possibilités sont "infinies", la mise en avant du trivial et du banal, le fait qu'internet ait changé le rapport à la création, et enfin l'affirmation que quelque chose a définitivement changé en matière d'esthétique et d'art par le biais de ces nouvelles pratiques. 

Commençons par souligner les aspects positifs de cette prise en compte des nouvelles pratiques liées au web et à la photographie numérique: comme le rappelle un article d'André Gunthert consacré à ce sujet,  From here on est la deuxième exposition, après celle de Lausanne en 2007, ("Tous photographes") à célébrer les pratiques numériques visuelles et à prendre acte de la "révolution numérique". Tant mieux, car il est évident que le numérique et internet ont profondément modifié les pratiques et les usages de la photographie et de l'image. 
D'ailleurs, on ne peut qu'être étonné de la justesse de ce que prédisait Paul Valéry, cité par Walter Benjamin dans L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique:

"Comme l'eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin, dans nos demeures, répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d'images visuelles ou auditives, naissant et s'évanouissant au moindre geste, presque à un signe."

Tout le monde est photographe!

Souvenons-nous du slogan de Kodak, le premier appareil qui permis de démocratiser la photographie, désormais accessible à tous, datant de 1888: " You press the button, we do the rest", "Vous appuyez sur le bouton, nous nous chargeons du reste". La photographie est cet "art moyen", un art où se sont toujours cotoyés, avec plus ou moins de bonheur, pratiques amateurs et professionnelles. 
Qui plus est, les usages de la photographie ont dès le départ généré des craintes qui relevaient, disons, de la sphère sociale: une des raisons de la méfiance suscitée par la photo était de permettre au vulgum pecus, au peuple, d'avoir son portrait, d'être digne de faire image - jusque là, le portrait était réservé à une certaine classe sociale, qui avait les moyens de se payer un peintre. Cette pratique faisait également dangereusement bouger les frontières morales communément admises: désormais, le criminel pouvait être exposé dans la vitrine à côté du bourgeois...

Cette crainte portait plutôt sur le fond - ce qui était représenté, en l'occurrence dans le cas des portraits - que sur la forme - qui photographiait, et dans quelles circonstances. Avec le numérique et internet, ce sont les "photographes" qui se sont multipliés, et il s'agit bien là d'une mutation importante dans les usages sociaux de la photographie. De là à dire, comme l'affirment les commissaires de l'exposition d'Arles, que chacun peut devenir éditeur, sinon créateur, à condition de disposer d'un "oeil", d'un "cerveau", d'un "appareil photo", d'un "ordinateur", d'un "téléphone", d'un "point de vue"? Souriez, les créateurs sont parmi nous!
Thomas Maialender, qui se met en scène sur des fonds visuels tirés d'internet.
"Du beau, du trivial, du dérangeant": internet comme lieu de création?

Etrangement, ce manifeste m'a fait penser à quelques vers de Baudelaire: "J'ai pétri de la boue et j'en ai fait de l'or". La boue, c'était aussi celle de Paris, qui a donné lieu à ces poésies urbaines qui en célèbrent la beauté et la fange, mais c'est aussi une position esthétique qui privilégie le trivial sur le beau académique. "Le beau est toujours bizarre", affirmait également le poète. Cependant, Baudelaire fut aussi le pourfendeur du culte des images, cette "industrie nouvelle" qui charriait une "foule idôlatre": ainsi, il avait déjà pressenti la propension de la masse à se laisser subjuguer et fasciner par les images, notamment les images pornographiques - qui, faut-il le rappeler, représentent aujourd'hui 50 % des images internet: "(...) des milliers d'yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l'infini. L'amour de l'obscénité, qui est aussi vivace dans le coeur naturel de l'homme que l'amour de soi-même, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se satisfaire."
Remplaçons "les trous du stéréoscope" (un dispositif oculaire en vogue à l'époque) par "les méandres du web", et le tour est joué.
(On trouvera un commentaire de ce texte de Baudelaire - Le public moderne et la photographie - dans un autre billet de ce blog, qui parle aussi des reproches faits à la photographie à ses débuts)
En ce sens, le travail de Thomas Schallmaier (ci-contre), qui compile en un mur entier des photographies de phallus postés par des hommes du monde entier, est bien représentatif de la fascination de l'obscène et de la place du sexe sur internet. 
Pour autant, le propos fait-il oeuvre? Ce type de pratique pose aussi la question de ce qui fait art: la compilation de photos de Schallmaier est-elle un témoignage critique sur un usage d'internet, un simple document attestant d'une pratique largement répandue sur le web, ou une oeuvre en soi? 
Baudelaire condamnait aussi la photographie car elle substituait l'image à l'imaginaire: si la position du poète paraissait par trop catégorique en son temps, elle pourrait être réévaluée sur certains points au vu de l'omniprésence actuelle des images. Un exemple simple: chacun connaît d'abord les hauts lieux touristiques par leurs représentations et leurs images, tout le monde a déjà vu la Tour de Pise, les pyramides, le Colisée...sans même avoir fait l'expérience du voyage. La représentation de masse a largement dépassé l'imaginaire, et s'y est même substitué. Pensez "Tour de Pise" et vous visualiserez invariablement la même image, quasiment sous le même angle de vue. C'est ce que montre le travail de Corinne Vionnet, en superposant les images touristiques glanées sur internet de sites connus. En ce sens, elle nous montre que l'image a pris le pas sur l'imaginaire: au point que, face au réel (la Tour Eiffel) nous reproduisions encore et encore la même image.

Le photographe allemand Thomas Ruff avait bien saisi cette problématique: "Les photographies restent naturellement des reproductions, cependant ce n'est plus la réalité qui est représentée mais les images que nous connaissons de cette réalité."

Une réhabilitation de la figure du flâneur et du chiffonnier: nouveau, vraiment?

Ce qui est amusant, c'est que le manifeste de l'exposition - voire même la position esthétique de Clément Chéroux, un de ses commissaires - réhabilite sans se l'avouer la figure du flâneur chère à Baudelaire et à Walter Benjamin:
"Ce que les artistes cherchaient autrefois dans les villes, en feuilletant les magazines, ou en fouillant dans les cartons des marchés aux puces, ils le trouvent aujourd'hui sur la Toile", écrit ainsi C. Chéroux au sujet des nouvelles pratiques de la photographie.
Définir internet comme le nouveau lieu propice à la cueillette d'images, et réhabiliter ainsi la figure du flâneur baudelairien ou du chiffonnier de Walter Benjamin, c'est oublier la puissance critique de cette figure. Le chiffonnier, qui a d'ailleurs connu de nombreuses représentations iconographiques au 19e siècle, témoignant de l'importance allégorique de cette figure, est avant tout un révélateur social: Lautréamont l'appelait "philosophe des nuits", et il fascinait les écrivains car il était perçu comme un être des marges, qui révèle la face cachée de la société et de la modernité. Il est celui qui collecte les déchets, les éléments oubliés, et qui les trie: en cela, il pouvait devenir une allégorie de l'historien. Walter Benjamin, par exemple, se définissait comme archéologue et chiffonnier de la mémoire. 

E. Manet, Le Chiffonnier, 1869 (193x130, Norton Simon Museum, USA)
E. Atget, Le Chiffonnier, 1899
"Voici un homme chargé de ramasser les débris d'une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu'elle a perdu, tout ce qu'elle a dédaigné, tout ce qu'elle a brisé, il le catalogue, il collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage, un choix intelligent, il ramasse, comme un avare un trésor, les ordures qui, remâchées par la divinité de l'Industrie, deviendront des objets d'utilité ou de jouissance." (Baudelaire, Du vin et du haschich)


De la même manière, les artistes de l'exposition From here on ramassent, compulsent, recyclent les images comme autant d'objets mis au rebut des bas-fonds d'internet. Est-ce vraiment une nouvelle approche de la création, comme l'affirme le manifeste?

Représentation d'un imaginaire collectif, ou sacralisation des images? 

Outre le fait que les images soient présentées sur papier et non sur écran - un paradoxe alors qu'on parle d'usage numérique - ce qui m'interroge le plus, je pense, dans cette exposition, est que la critique de l'image passe, au fond, par...l'image, avec toutes les ambiguïtés que cela suppose - et par le manifeste produit par les commissaires, qui en oriente la lecture. Est-ce véritablement suffisant, dans ce cas, à fonder une approche critique des usages de l'image sur internet?
Je me répète, mais je ne peux encore qu'affirmer la nécessité d'une approche critique de l'image. Internet est un lieu fabuleux mais hypermnésique, et hautement scopophile - c'est-à-dire hautement fasciné par l'image (la scopophilie, du grec skopos, "celui ou celle qui observe", était définie par Freud comme la pulsion de regarder). 
Je suis donc partagée sur les intentions affichées de cette exposition, ne parvenant pas à me décider: est-ce là une salutaire mise en avant d'un imaginaire collectif, celui qui circule sur internet? Est-ce une nécessaire prise en compte des nouveaux usages de l'image numérique? L'exposition ne rend-elle pas compte davantage d'un usage de photographie et de l'image, de pratiques sociales, liées à internet, plus que de création? 
En un mot, le montage d'images a-t-il ici, comme l'appelait de ses voeux Walter Benjamin, une dimension critique? 
Si tout le monde peut devenir potentiellement créateur, avec les ressources d'images illimitées sur internet, qui l'est encore vraiment? Peut-on sélectionner des images issues de sites et de pratiques très populaires d'internet - 4chan, forums en tout genre, chat avec caméra embarquée rappelant les "LolCats" d'internet, banques d'images comme Flickr et autres - et faire oeuvre? 
Penelope Umbrico, 8 799 661 Soleils de FlickR (détail) et Nancy Beams, Nancy avec la "Cat Cam", (c) Arles
En tout cas, cela soulève beaucoup de questions, en particulier celle du statut de l'artiste et de l'auteur- voire du droit d'auteur. Cela fait également écho à une idée qui prend de plus en plus de consistance, face à l'inflation d'informations et d'images sur le web: l'importance de savoir sélectionner ce qui fait sens, tel un éditeur ou un curateur, dans ce flux continu et démesuré.
On le voit d'ailleurs dans l'émergence de sites d'agrégation de contenus comme Paper.li, Scoop it ou, dernier-né, Storify. Le concept clé est la sélection d'informations: l'utilisateur est un expert qui sélectionne ce qui est pertinent sur un sujet pour ensuite partager ses informations avec une communauté de lecteur
"Be a publisher!" "Publiez" (slogan de Paper.li) ou "Be the curator of your favorite topic", "soyez le curateur de votre sujet favori" (Scoop it) : des ambitions pas si éloignées du "tous éditeurs" affirmé dans le manifeste de From here on. Pearltrees, qui fonctionne sur le même principe, a un nom tout à fait parlant: il s'agit de transformer, par la sélection, le contenu web en perle (Pearl). L'exposition From here on transpose en quelque sorte ce principe: celui qui fait autorité dans le flux du web, et qui accède au statut d'artiste, c'est celui qui sait se faire curateur ou éditeur de contenu. C'est ce que dit Clément Chéroux: "Internet est un ruisseau d'images dont les artistes filtrent les pépites". (Si j'étais un peu d'humeur badine, je parlerai même de "méta-curateur": les cinq commissaires d'exposition choisissent 36 artistes qui choisissent et agencent des images qu'ils n'ont pas produites, trouvées sur internet...Un bel exemple d'organisation pyramidale du curatoriat!)

La photographie sans qualité

T. Maialender devant son "Chicken Museum"
Allez savoir pourquoi, tout cela m'a fait aussi penser à Musil, et à L'Homme sans qualité. Dans ce roman-fleuve génial paru dans les années 30, Musil se fait le reflet de son époque, mais met surtout en avant, de manière très lucide, l'idée d'un "homme moyen": "Il n'y a plus un homme total face à un monde total, mais quelque chose d'humain flottant dans un bouillon de culture générale". 
Le "sens du possible" a remplacé le "sens du réel": le flot des possibilités et des potentialités se multiplient plus vite que les moyens dont disposent les individus pour les réaliser. La photographie a sans doute accompagné ce mouvement, en permettant aux images de se multiplier et d'être l'oeuvre de tous. On peut le regretter, mais c'est un état de fait: l'image numérique et internet a encore accentué la possibilité totale, pour chacun, de se faire "photographe", remettant encore davantage en question la position d'autorité de l'artiste ou de l'auteur. Le fait que deux expositions fortement médiatisées - celle de 2007 à Lausanne, celle d'Arles - prennent acte de cet état de fait montre l'importance de la mutation.  Tous photographes. Est-ce à dire que chacun sait lire, déchiffrer les nombreuses images qui nous entourent? 
Rien n'est moins sûr. "Les choses seront différentes, à partir de maintenant", dit le Manifeste de l'exposition. Sans doute. En 1927, Lazslo Moholy-Nagy redoutait que "l'analphabète du futur" soit celui qui ne sait pas décrypter les images... 
Quant à moi, mes réserves tiennent peut-être à ce que j'attends, en général, de la photographie: ouvrir un pan du monde, nous le faire voir sous un angle critique et neuf, en somme, comme le demandait Kafka à la littérature, "être la hache qui brise la mer gelée en nous"... Il faudra donc attendre de voir l'exposition pour en juger.

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