Archive for novembre 2010

Photographies, autobiographies (et "photofiction")

Renouveau de l'autobiographie

A partir de 1975, le genre autobiographique connaît un regain d'intérêt, avec trois publications majeures:  

Roland Barthes par Roland Barthes: autobiographie étonnante et innovante, dans laquelle Barthes inclut des photographies façon "album de famille" qui sont autant de points de départ à la réflexion, et qui met en place un rapport à soi interrogatif. Barthes a conscience de la difficulté de se saisir soi-même en tant que sujet. Qui plus est, avec Lacan, on a compris que le sujet est quelque chose qui échappe, que l'identité est une construction fantasmatique. Il y a donc là, pour aller vite, matière à fiction: Barthes va se voir à travers les images qu'il a de lui-même...Il n'y a "[...] pas plus pur imaginaire que la critique (de soi). La substance de ce livre, finalement, est donc fatalement romanesque", écrit-il. 






W ou le souvenir d'enfance, de Georges Perec. Le livre décrit "l'histoire d'un cheminement" mais sa rédaction a permis à Perec de réaliser "le cheminement de son histoire". Il faut souligner l'originalité formelle de W ou le souvenir d'enfance : le récit, autobiographique et fragmenté, d'une vie d'enfant pendant la guerre alterne avec un récit fictionnel sous la forme d'un roman d'aventures. Ainsi, coexistent récit de soi et récit fictionnel, pour montrer le drame d'une vie construite sur le refoulement. Perec s'appuie sur des photographies d'enfance pour retrouver ses souvenirs. C'est que, comme le dit Roland Barthes dans La chambre claire, le "référent" y adhère : cependant, Perec se rend compte que la photographie, si elle peut être support de la mémoire, ne dit rien en tant que telle, ne restitue rien (elle aussi peut devenir matière à fiction...). 




Le pacte autobiographique de Philippe Lejeune, essai de référence sur le genre autobiographique. Voici ce que dit P. Lejeune de W ou le souvenir d'enfance :   "Lire W ou le souvenir d’enfance est une vraie torture. C’est une machinerie à laquelle le lecteur doit collaborer pour accéder à l’insupportable, à cette vérité qui n’est pas dite et qu’il doit prendre en charge."
L'autobiographie, écrit P. Lejeune, c'est cet "engagement que prend un auteur de raconter directement sa vie (ou une partie, ou un aspect de sa vie) dans un esprit de vérité". Il y a donc un pacte établi avec le lecteur, celui que revendiqua jadis Rousseau au début de ses Confessions : "Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi."




Bien entendu, Austerlitz de Sebald et W ou le souvenir d'enfance de Perec présentent de nombreux points communs, au niveau thématique (la figure de la mère, le lien entre histoire intime et collective) mais aussi dans les problématiques posées. En voici quelques-unes: 
- comment dire, comment représenter l'innommable et l'indicible de l'Holocauste? 
- dans quelle mesure la photographie peut-elle prendre en charge la mémoire? La photographie est-elle en soi garante de vérité autobiographique, de vérité sur le sujet?

Sebald comme Perec semblent nous signifier qu'une image seule, qu'une photographie ne suffit pas.
Rappelez-vous ce qu'écrit Barthes dans La chambre claire, au sujet de la photographie de sa mère enfant, pour justifier son absence dans le texte :
« Je ne puis montrer la Photo du Jardin d'Hiver. Elle n'existe que pour moi. Pour vous, elle ne serait qu'une photo indifférente, l'une des mille manifestations du « quelconque » ; elle ne peut en rien constituer l'objet visible d'une science ; elle ne peut fonder une objectivité, au sens positif du terme ; tout au plus intéresserait-elle votre studium : époque, vêtements, photogénie ; mais en elle, pour vous, aucune blessure »
De la même manière, V. Montémont rappelle ceci :
" rien ne ressemble plus à un portrait d’ancêtre en robe d’apparat ou en uniforme qu’un autre. Il faut la puissance du commentaire pour les extraire de leur anonymat, et c’est à travers ce prisme que ces clichés sont regardés et « lus »". (p.468, "Dites voir: sur l'ekphrasis", in Littérature et photographie, op.cit.). 


Christian Boltanski - photographies extraites des Modèles. Cinq relations entre texte et image.
Autrement dit, si la photographie donne l'illusion d'un "pacte référentiel", d'une vérité biographique, ce n'est qu'une illusion et, pour atteindre une vérité du sujet, l'image ne suffit pas : c'est ce que montre le travail de Christian Boltanski dans Les modèles. Cinq relations entre texte et image (Paris, Cheval d'attaque, 1979). Boltanski y prend le parti d'un divorce entre le texte et l'image : différents portraits, au même endroit, sont présentés comme des portraits de lui. Ainsi, la valeur référentielle de la photographie est brisé: "tout enfant est Christian Boltanski", dira-t-il dans La vie possible de Christian Boltanski (C. Grenier et C. Boltanski, Seuil, 2007).

Photofictions ou photobiographie?

A partir de 1975 donc, le genre autobiographique va donc se renouveler, et s'ouvrir à d'autres médiums comme la photographie, qu'elle soit présente dans le texte (Barthes) ou absente (Perec).
Pour compléter ce (trop) rapide tour d'horizon, il faudrait évoquer un texte d'Hervé Guibert, L'image fantôme (1981, donc un an après La chambre claire). Hervé Guibert comme Roland Barthes s'intéressent tous deux au rapport intime, personnel, qu'un sujet - le spectator ou le "regardeur"- entretient avec la photographie. 
On pourrait également citer, dans le domaine des arts visuels, l'exposition Mythologies individuelles, présentée par Christian Boltanski à Pompidou en 1972. Boltanski y reconstruit, par l'usage de divers objets, ou de photographies, des épisodes d'une vie qu'il n'a jamais vécue...

Pour prolonger la réflexion...

Vous l'aurez compris, le sujet est vaste et ne concerne pas la littérature seule. Pour élargir la perspective, on pourra consulter avec profit cet article de Magali Nachtergael, "Photographie et machineries fictionnelles" qui permet de mieux comprendre les liens entre fiction, autobiographie et photographies en faisant appel à de nombreux exemples du genre "photo-narratif"et en rappelant le contexte d'apparition de ces oeuvres. L'article fait une large place à Barthes, Guibert mais aussi à Sophie Calle. 


Boltanski, Sans titre (1989)- Assemblage: lampes, boîtes à biscuit et photographies, coll. part.
On pourra aussi mettre en relation les oeuvres de Christian Boltanski avec les récits de W.G. Sebald.  Dans son travail, Boltanski donne en effet une large place à la photographie avec, au coeur de sa une démarche artistique, une interrogation permanente sur la mémoire (et notamment la mémoire de la guerre et de la Shoah). 

Boltanski, Personnes, installation au Grand Palais, 2010.
En 2010, il a d'ailleurs présenté une installation, nommée Personnes, au Grand Palais à Paris : des montagnes de vêtements disposés en tas, vidés de leurs corps, comme autant de "défroques de la mémoire, de la vie, de la mort".  Le site de la Monumenta 2010, consacrée à Boltanski pourra être consulté avec profit car de nombreuses problématiques sont parallèles à celles qu'abordent les oeuvres de Sebald : le rapport entre mémoire individuelle et mémoire collective, le recours à l'archive, et au témoignage, les liens entre l'histoire et la fiction.


On pourra terminer en s'interrogeant sur la place de l'auteur, (Sebald) dans cette fiction qu'est Austerlitz : sur certaines photographies, c'est Sebald lui-même qui apparaît - la photographie de couverture en étant un exemple. 

N'y a-t-il pas là une manière d'autoportrait de "biais",  comme le pratiquait certains peintres hollandais se représentant discrètement dans leurs tableaux?

Jan Van Eyck, Les époux Arnolfini (82 x 60 cm), 1434, National Gallery, Londres.

Les époux Arnolfini, détail.

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Iconographie de la ruine et de la catastrophe

Suite au cours de la semaine passée, une iconographie (incomplète) de la ruine et de la catastrophe du XVIIe au XXIe siècle.
Pour une meilleure consultation vous pouvez utiliser l'outil en plein écran (en bas à droite more/full screen)


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Autour de Winfried Georg Sebald et d'Austerlitz

Winfried Georg Sebald est né le 18 mai 1944 à Wertag sur Allgaü, en Bavière du Sud, pendant la seconde guerre mondiale. La mémoire de cette période, couplée au silence de la génération de son père sur la guerre - alors même que ce dernier était officier de la Wehrmacht -, ne cessera de le hanter. Cette occultation de l'Histoire dans l'Allemagne de son enfance est fondatrice pour comprendre son oeuvre.
A partir de 1976 il s'exile définitivement en Angleterre, où il occupe un poste de professeur d'université. En décembre 2001, à seulement 57 ans, il décède tragiquement suite à un accident de voiture. 

"J'ai grandi,
En dépit de l'époque par ailleurs effroyable,
Au pied du versant nord des Alpes sans avoir, me semble-t-il, 
La moindre idée de la destruction" (D'après nature)

Tout au long de son parcours, son rapport à la germanité est empli d'ambiguïté : il se fait appeler "Max", jugeant son prénom trop wagnérien ; il écrit tous ses récits en langue allemande alors même qu'il réside en Angleterre durant de longues années. Sebald fait en effet partie de cette génération d'écrivains allemand d'après-guerre qui ont un lien souvent douloureux et important avec l'histoire et la politique.
Sebald entre tardivement en écriture: il fut l'auteur d'article et d'essais universitaires mais son premier texte littéraire, D'après Nature, poème élémentaire, paraît en 1988 alors qu'il a 44 ans. 
Pour un parcours dans ses différentes oeuvres, vous pouvez consulter la brochure hommage éditée par Actes Sud en 2009, à l'occasion de la traduction d'entretiens avec l'auteur parus sous le titre L'archéologue de la mémoire

Portrait de Sebald par Hans Peter Tripp

Le sujet de prédilection de Sebald est sans doute le passé, ou plutôt les traces du passé dans le présent, dans les mémoire et dans les paysages. 
Les émigrants (1996), texte qui se situe entre le document, l'enquête et la fiction, a contribué à la reconnaissance de Sebald en Allemagne, aux Etats-Unis et en Angleterre : ce texte a suscité une grande émotion et plusieurs critiques ou écrivains (Susan Sontag, Paul Auster, entre autres) ont salué sa parution. 
Les émigrants fait sortir de l'ombre les vies de quatre personnages, pour la plupart juifs d'origine allemande ou lituanienne, des exilés brisés par le mal du pays ou la séparation.  L'exil est présenté dans ses conséquences douloureuses et tragiques, conduisant au désespoir et à la mort.
Sebald tente de reconstruire la vie de ces personnages en mêlant entretiens et photographies, mais l'existence de ces émigrants semble s'effacer peu à peu, comme s'il était impossible de les sauver de l'oubli qui les attend.


"Mais quand j'ai sous les yeux,
sur un tableau, les nervures
de la vie passée, je me dis toujours
que cela a quelque chose à voir
avec la vérité" (D'après nature)

Mais Sebald ne s'intéresse pas seulement à la seconde guerre mondiale, et évoque également  le colonialisme européen de la fin du 19e siècle. Il pourrait être qualifié de "promeneur solitaire", qui ne cesse d'arpenter des paysages et des villes dont il retrace l'histoire, patient archéologue de la mémoire dont les textes s'inscrivent sous le signe de Saturne, cette planète des mélancoliques.

L'originalité formelle de l'oeuvre de Sebald a été mainte fois soulignée : il intègre en effet à ses récits des photographies, issues de sa collection personnelle. Cette pratique singulière instaure un véritable dialogue entre l'image et le texte, où la photographie n'est jamais simple illustration.
Dans Austerlitz (2002 pour la parution française) son seul récit de fiction - où l'on peut trouver trace, cependant, d'éléments  biographiques - les photographies ont une valeur mémorielle indéniable et accompagnent le cheminement du personnage principal dans sa propre histoire. 

Barthes / Sebald et la photographie
Agata (photographie extraite d'Austerlitz)
Nombre de liens entre Sebald et Barthes (avec La Chambre claire) pourraient être tissés, et nous les aborderont prochainement. Comme Barthes, Sebald attribue à la photographie un pouvoir quasi magique, une valeur épiphanique (voire spectrale!) :

" (...) pour moi, les photographies sont une des incarnations des disparus, particulièrement les photographies les plus anciennes de ceux qui nous ont quittés. Quoi qu'il en soit, à travers ces images, ils ont véritablement pour moi une sorte de présence spectrale. Et cela m'a toujours intrigué. Cela n'a rien à voir avec un phénomène qui relèverait du mystique ou du mystérieux. C'est juste le vestige d'une manière archaïque de voir les choses." (L'archéologue de la mémoire, p.42)

De même, Sebald souligne  l'importance de la photographie dans l'évolution du / des regards et de la perception:

"L’acte de faire une image photographique, qui prétend être la chose vraie mais qui n’est rien de tel, a transformé notre perception de soi, notre perception des autres, notre notion du beau, de ce qui restera et de ce qui s’effacera. » (cité par R. Kahn, "La photographie dans Les Anneaux de Saturne", in A travers les modes, Publication de l'université de Rouen, p.34)

Enfin, on sait que Sebald a lu La Chambre claire, puisqu'il y fait référence en évoquant l'usage de la photographie dans Les émigrants

"C’est un sentiment très commun de regarder une vieille photo et de se demander ce qu’elle signifie. Dans La Chambre claire de Roland Barthes, il y a la photo d’un garçon à l’école, en tablier, qui s’est levé de son banc [Ernest, Paris, 1951, par Kertész]. Barthes dit à cet endroit-là qu’il aimerait savoir ce qu’il est devenu : « Il est possible qu’Ernest vive encore aujourd’hui : mais où ? comment ? Quel roman ! » C’est de ce mécanisme que je parle, de l’appel de quelque chose de plus grand que l’image et qui en est la suite. Depuis le 19e siècle, le problème de beaucoup d’auteurs est d’apporter la preuve de la véracité de leur récit. Dans ce contexte, la photographie fonctionne très bien."

Austerlitz, entre histoire personnelle et histoire collective

Manuscrit d'Austerlitz
Sebald, qui qualifie ce récit d'"élégie en prose" s'est souvenu de la pratique du montage, héritage de Walter Benjamin et de Bertold Brecht. Les photographies font récit et leur juxtaposition développe les associations d'idées et le développement d'un certain art du regard. L'ensemble constitue un véritable atlas de la mémoire.
Pour lire et déchiffrer le récit, il nous faut être attentif aux traces et aux coïncidences. Austerlitz est historien de l'architecture : dans le récit, on remarque le retour d'un motif architectural récurrent, celui de la forme en étoile, qu'on trouve d'abord dans l'architecture militaire, par exemple avec la forteresse de Saarlouis.


Dès la page 32 (édition Folio), cette structure fait retour avec le camp de Breendonk, "bastion en forme d'étoile". Breendonk était l'un des camps nazis situés les plus à l'ouest de l'Europe, où séjournèrent environ 3 500 détenus de 1940 à 1944. 
Cette structure en étoile est un des motifs récurrent du récit. C'est aussi, et ce n'est pas un hasard, la forme qui structure le camp de Terezin (Theresienstadt)...

Plan du camp de Terezin

Pour aller plus loin....

  • Un blog incontournable pour s'immerger dans l'oeuvre de Sebald : en anglais, mais c'est une passionnante plongée dans les lieux et l'imaginaire sebaldien, faisant une large place à l'image.
  • Un autre blog, en français cette fois. Il n'est pas uniquement consacré à Sebald mais l'analyse des images y est remarquable et les approches toujours passionnantes.
  • Un article de Fabula sur la mémoire chez Sebald.
  • Un lien vers un recueil d'actes de colloque: un article est consacré à la photographie dans Les anneaux de Saturne de Sebald.

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