World Press Photo 2011 : éthique ou esthétique du photojournalisme?

Les prix du World Press Photo 2011 ont été attribués le 11 février dernier. On connaît déjà le premier prix, attribué à une photographie de Jodi Bieber qui représente une afghane mutilée, au nez et aux oreilles coupés par les talibans, devenue symbole de la souffrance d'un peuple et de la barbarie religieuse. Je ne reviendrai pas sur ce choix controversé qui donne à la douleur le statut d’icône, puisque cette photographie a déjà suscité de nombreux commentaires.

Pour prendre un peu de distance, on pourra consulter un article intéressant de Vincent Lavoie dans la revue Etudes photographiques, qui rappelle notamment en quoi constitue ce prix:
"Créé en 1955 à l’occasion de la célébration du 25e anniversaire du syndicat des photographes néerlandais, ce prix, aujourd’hui doté d’une bourse de 10 000 euros, constitue, avec le Pulitzer aux États-Unis, la plus haute distinction accordée dans le domaine du photojournalisme."
Des prix sont ainsi distribués dans diverses catégories (informations générales, spots d’actualité, portrait, nature et environnement, etc.). Un prix prestigieux, donc, mais aux critères d’attribution finalement assez flous, comme le rappelle Vincent Lavoie :

"Mais que récompense-t-on exactement par l’attribution d’un prix du World Press Photo (WPP) ? Le photographe, l’image ou l’événement ? Si le photographe est le destinataire des honneurs, l’est-il pour son engagement éthique, sa probité journalistique ou son talent et ses habiletés esthétiques ? L’image est-elle primée en raison de sa valeur informative et testimoniale ou à cause de ses propriétés formelles et narratives ? Et l’événement, le retient-on pour sa valeur historique ou pour sa photogénie ? Les informations publiées sur le site de la fondation du WPP à l’attention des candidats sont bien laconiques sur la nature et l’objet du mérite. Si quelques attributs d’excellence sont formulés – la valeur d’actualité (news value), les aptitudes créatives (creative skills) et la perception visuelle exceptionnelle (outstanding level of visual perception) –, ceux-ci se rapportent soit au photographe, soit à l’image, soit encore à l’évènement."

Ces questions sont intéressantes, car elles permettent de dégager deux orientations divergentes, qui sont essentielles lorsqu’on parle de photojournalisme – une pratique de la photographie censée, rappelons-le, témoigner du réel : faut-il, en somme, privilégier une approche éthique ou une approche esthétique ?
J’avais eu l’occasion, lors d’un article précédent, de rappeler les mises en garde faites par Walter Benjamin sur une tendance de la photographie à « esthétiser » le monde, et ce aux dépens d’une approche plus politique ou historique, constat largement visionnaire si l’on considère certains usages de la photographie d’actualité aujourd'hui.
En sondant les archives des précédents prix, on peut constater que, très souvent, les sujets représentés concernent plutôt des tragédies, des drames humains, des conflits armés partout sur la planète, parfois très violents.

Saisir le moment décisif: des "icônes de l'instantané"
De manière générale, comme le rappelle Vincent Lavoie au sujet de la photographie de presse en général, "la fortune médiatique des images de presse est tributaire de la capture d’un instant emblématique." Il donne pour exemple la photographie célèbre de Robert Capa, prise en 1936 et représentant la chute d’un milicien espagnol près du Cerro Muriano, photographie qu’il qualifie de "véritable icône de l’instantané".

Robert Capa, Mort d'un milicien. Cerro Muriano (front de Cordoue), 5 sept.1936. Tirage sur papier baryté, 25,5 x 35 cm
La formule est intéressante. En peinture ou en sculpture, on trouva dans l'esthétique classique le même souci du choix de l’instant : au 18e siècle, G. E. Lessing soulignait dans Laocoon que la peinture, au contraire de la poésie, qui se déroule dans le temps, avait cette capacité de figer "l’instant décisif" ou "instant prégnant". Nous trouvons donc là un critère esthétique ancien, celui du choix de l’instant qui, notons-le rapidement, n’a pas les mêmes implications dans la photographie que dans la peinture (ceci demanderait un développement beaucoup plus long, que nous ne pourrons mener ici!).
Néanmoins, et telle une preuve de l’importance croissante de ce critère dans le photojournalisme, on pourra se rappeler que Henri Cartier-Bresson avait intitulé un de ses textes, devenu une référence pour le photojournalisme, The Decisive Moment, L’instant décisif. Jean-Marie Schaeffer, dans L'image précaire, explique comment cette idée de moment décisif permet finalement de définir la photographie comme dispositif autonome, révélant en une seule image la totalité d'un évènement et pouvant donc se passer d'un message verbal. 
Or, certaines des photographies primées par le World Press Photo s’inscrivent clairement dans la saisie d’un instant décisif : le moment de la chute d’un corps en flammes ; le moment où un homme lance le corps mort d’un enfant, alors suspendu dans le vide, comme si la tragédie de cette mort de masse se répétait sans fin ; le moment précis où le vieux marché de fer de Port-au-Prince semble s’écrouler dans une fournaise infernale.

La photographie comme allégorie du présent
Regardant certaines photographies primées dans leurs catégories par le World Press Photo 2011, je m’interroge à nouveau : que me vaut ce mélange d’avidité visuelle, de fascination, mais aussi cette gêne persistante ? Je ne peux par exemple m’empêcher de tressaillir en trouvant, par exemple, une singulière beauté tragique dans la photographie d’un suicide et la vision de la chute d’un corps en flamme, comme la photographie de Peter Lakatos, Suicide à Budapest.
Peter Lakatos, Suicide à Budapest, 22 mai 2010
Hendrick Goltzius, Chute de Phaeton, 1588, Hambourg, Kunsthalle

Rubens, La chute d'Icare, 1636, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles
C’est que ces photographies ont toutes une dimension allégorique et symbolique, de celle qu’on trouve dans les grands mythes ou épisodes bibliques – la fournaise de Port-au-Prince n’est pas loin de la représentation de la chute de Sodome et Gomorrhe, dimension biblique que semble confirmer le chapelet autour du cou de l’enfant.
Ricardo Venturi, Port-au-Prince, Haiti, 18 janvier 2010 (1er prix dans la catégorie "Actualités")
« Il vit monter de la terre une fumée semblable à celle d'une fournaise. » (Genèse, XVIII, 19.)
James Tissot - Abraham regarde Sodome en flammes, vers 1896-1902
John Martin, La destruction de Sodome et Gomorrhe, 1852, Laing Art Gallery, Newcastle upon Tyne

Par là même, elles fonctionnent telles des augures, prédisant l’état du monde. Walter Benjamin faisait d’ailleurs du photographe "le successeur de l’augure et de l’haruspice", ayant "le devoir de découvrir la faute et de dénoncer le coupable sur ses images". En faisant un petit détour par la peinture et la gravure, nous pouvons voir que, effectivement, il est question de faute et d’allégorie. Mais de quelle allégorie parlons-nous? Avons-nous là des allégories de l'état du monde, puisqu'il s'agit de photojournalisme?

La photographie de Peter Lakatos fait immédiatement penser à la chute d’Icare. En vérité, si l’on se réfère à la mythologie, il s’agit encore davantage de Phaeton, fils d’Hélios, qui fut puni pour son orgueil : ayant voulu conduire le char de son père, le Soleil, et enivré par sa course, il ne put le maîtriser. Le char, en s’approchant de la terre, enflamma villes et forêts, assécha les océans, et Ovide raconte que Zeus fut alors obligé de le foudroyer afin d’éviter la destruction du monde. Il fit une chute fatale, le corps enflammé.
En gros, le mythe illustre le danger de l’orgueil humain, tout comme celui d’Icare, et met en garde sur des conséquences encore plus funestes que la simple chute d’un homme ayant voulu voler trop près du soleil…C’est un mythe quasi apocalyptique, comme le montre cet extrait d’Ovide :

"Sous l'action du feu, les nuages s'évaporent. Sur terre, les plus hauts sommets sont les premiers la proie des flammes. Le sol se fend, sillonné de crevasses et, toutes eaux taries, se dessèche. Les prés blanchissent, l'arbre est consumé avec son feuillage, et les blés desséchés fournissent eux-mêmes un aliment au feu qui les anéantit... De grandes cités périssent avec leurs murailles ; des nations entières avec leurs peuples sont, par l'incendie, réduits en cendre."
Phaeton - comme Icare, ou Tantale et Ixion - fait partie des "disgraciés", punis pour avoir voulu égaler les dieux. Je me demande bien ce que cette allégorie quasi prophétique de la punition divine signifie pour le photographe, et ce qu'elle peut bien dire sur notre présent.

On pourrait mener la même analyse avec la photographie de Ricardo Venturi à Port-au-Prince, en la rapprochant des représentations picturales de Sodome et Gomorrhe, soit de la chute de villes corrompues et de l’illustration du châtiment divin. Là encore, que penser? Le séisme comme punition, la mise en cause de la corruption humaine? Cette mise en scène quasi biblique est certes très belle, mais que nous dit-elle?
De même, une autre photographie primée, celle d’Olivier Laban-Mattei, prise à la morgue de Port-au-Prince, qui pourrait être rapprochée de l’épisode du Massacre des Innocents, dont nous donnerons l’exemple de Rubens ou de Tintoret (Hérode, ayant peur de perdre son trône, ordonna le massacre de tous les enfants de moins de deux ans).
Olivier Laban-Mattei, A la morgue de l'hôpital général de Port-au-Prince, le 15 janvier
Tintoret, Le massacre des innocents, 422 x 546 cm, 1582-87, Scuola Grande di San Rocco, Venise
Que nous dit cette photographie? La cruauté et l'arbitraire de l'évènement, qui décime les enfants? Sommes-nous là juste après le séisme, ou au moment où, plusieurs mois plus tard, on meurt du choléra en masse faute d'hygiène?
Ce qui frappe dans ces photographies, outre leur dimension allégorique qui a tendance à les rendre intemporelles, c’est leur esthétisme très marqué. Composition, couleurs, cadrage, contrastes : ces photographies ont une beauté formelle assez fascinante, entretenant une forme de scopophilie – soit de fascination visuelle – assez troublante, voire malsaine. Regarder un tableau de maître qui met en garde contre l'orgueil humain en figurant le sort d'Icare est une chose, esthétiser un destin humain en dégageant l'amère et terrible beauté de la chute d'un corps en est une autre. Et se délecter de ces deux spectacles n'a pas exactement les mêmes implications. Certes, on pourrait parler de témoignage - et c'est bien là le centre du photojournalisme, la saisie de ce "moment décisif" qui va nous parler. Mais on voit bien que ces photographies ne nous disent, finalement, pas grand chose sur Haiti, ou sur ce qui pousse un homme à mourir à Budapest.
Sorties de leur beauté formelle et de leur dimension allégorique, que nous montrent-elles vraiment, si ce n’est une vision apocalyptique du monde? Il aurait fallu, sans doute, une légende pour rendre leurs visages à ces morts. En devenant de belles icônes, elles ne nous parlent plus ni d’hommes, ni d’enfants, ni de catastrophes humaines et elles entretiennent une fascination visuelle qui entretient le voyeurisme. En cela, elles posent la question du photojournalisme, du rapport de la photographie au réel, de sa nécessité éthique. Montrant pour ainsi dire tout, elles ne nous disent rien.

Faire parler les images
Car la photographie n’est pas la peinture. La mort (ou la souffrance) photographiée, si l’on exclue le montage la retouche ou la mise en scène, est la mort, le "ça a été" de la mort. Le suicidé photographié par Peter Lakatos, dont nous ne saurons rien, est bien mort, mais il n’en fini pas de mourir, "icône de l’instantané", déjà mort et toujours en train de mourir.
Walter Benjamin rappelle dans sa Petite histoire de la photographie l’importance de la légende, face à l’image : "Mais ne vaut-il pas moins encore qu'un analphabète, le photographe qui ne saurait pas lire ses propres épreuves ? La légende ne deviendra-t-elle pas l'élément le plus essentiel du cliché ?"

J’ai eu du mal à trouver l’histoire de cet Icare tragique, qui s’est jeté dans le Danube. Je n’ai même pas pu trouver son nom, et les raisons pour lesquelles il se jette dans le vide. Est-il mort pour une cause politique ? Quelle tragédie l’a menée à une telle extrémité ? Je n’en saurai rien. Seulement un lieu et une date : 22 mai 2010, pont de la Liberté, Budapest. Le photographe, pour sa part, a été récompensé dans la catégorie  "Pris sur le vif" (Spot news).

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