Melancholia (première partie)


D. Fetti, La mélancolie (vers 1618)

La mélancolie, "ce bonheur d'être triste" (Victor Hugo) a une histoire très longue en Occident, et réapparaît sans cesse sous diverses formes et noms. On ne pourra donc proposer un historique de la notion, mais il s’agira plutôt de s'interroger sur les visages de la mélancolie dans les œuvres de Sebald et de Barthes, tout en proposant en parallèle une brève approche iconographique (picturale et photographique).

Prenons pour point de départ l'étymologie : melankholia signifie "bile noire" en grec et ce fut d'abord un terme médical, utilisé par Hippocrate, puis par Galien, approche qui orientera durablement la médecine occidentale avec la théorie des humeurs. Avec le christiannisme s'introduira l'idée de faute et de paresse, et le sentiment de vide existentiel (l'acedia, soit ce sentiment de "tristesse accablante" ce dégoût de l'action, considérée comme un péché par Thomas d'Aquin). 
Au Moyen-âge et à la Renaissance, la doctrine médicale va rencontrer la théorie astrologique : Saturne, astre lourd, froid et sec devient ainsi la planète des mélancoliques, cette fameux astre noir qu'on trouve dans le poème de Nerval. La filiation saturnienne se retrouve d'ailleurs chez nombre de poètes, et l'une des oeuvres de W.G. Sebald s'inscrit directement dans cette lignée (Les anneaux de Saturne, Actes Sud, 1999).
Au 19e, la mélancolie est le "mal du siècle", pourtant source de création et, dans l'iconographie, elle est surtout une atmosphère, faite de brumes et de grisaille (ci-contre, L'île des morts de Böcklin, troisième version, 1883) Les atmosphères de Sebald en sont parfois très proches. 
Ensuite, les théories de la mélancolie deviennent plus scientifiques et elle est alors définie comme un désordre de l'intelligence, une pathologie. Pour Freud, la mélancolie est cette "hémorragie du moi", blessure narcissique et deuil non surmonté.
Il convient également de distinguer la nostalgie (simple remémoration et regret du passé) de la mélancolie, qui renvoie à une absence originelle, à un manque fondamental et qui, de fait, est en rapport avec la ruine. Les ruines sont d'ailleurs souvent point de départ pour la contemplation mélancolique : outre qu'elles évoquent l'incomplétude, le fragmentaire, elles renvoient aussi à la fuite du temps. 
L'iconographie de la mélancolie est très riche. On ne peut sans doute se dispenser de citer l'une de ses plus célèbres représentations, celle de Dürer, dont on trouvera une analyse plus détaillée ici.

Melancolia I, 1514
On y trouvera la position par excellence du mélancolique, la tête appuyé sur sa main, les symboles qui renvoient à la vanité de toutes choses (le sablier, les outils de l'art et de la science..)

Les narrateurs de La Chambre claire et d’Austerlitz sont des êtres mélancoliques, caractérisés par cette "hémorragie du moi" dont parlait Freud, semblant sans cesse en quête d’une part manquante, en proie à des deuils inapaisés. Force est de constater que ces états mélancoliques ne donnent pas seulement naissance à des sujets en souffrance et à la faillite de la parole. La mélancolie d’Austerlitz – et, plus loin, celle de Sebald – est aussi source d’infinie création, fut-elle empreinte de brumes, et à l’origine de nombreuses méditations sur la mémoire individuelle et humaine, à la manière des vanités baroques.  La mélancolie de Roland Barthes, liée au deuil impossible de la mère, est à l’origine de ce texte magistral sur la photographie qu’est La Chambre claire. Il faut donc garder à l’esprit les deux aspects possibles de la mélancolie, à la fois force de création et vertige du vide. Ce qui suit propose quelques pistes pour une approche de la mélancolie dans La Chambre claire et Austerlitz.

Mélancolies de Roland Barthes

La Chambre claire est un texte construit autour d’une absence, d’un deuil impossible, ce que nous montre bien Le Journal de deuil. « Depuis sa mort, Barthes attend sa mère chaque nuit et non, comme le héros proustien, le temps d’une nuit. » (Kathrin Yacavone, "Barthes et Proust : La Recherche comme aventure photographique").
L’intérêt de la photographie, pour Roland Barthes, réside alors dans sa capacité de rétention : « Immobile la photographie reflue de la représentation vers la rétention. » (p.140, La Chambre claire). La photographie réussirait donc là où le récit échoue – puisque ce dernier s’inscrit dans le temps.
Dans un entretien de 1977 sur France Culture (cité par Paul Edwards, dans Soleil Noir. Photographie et littérature, p.29), Barthes reconnaît que ce qui le fascine sans doute dans la photo, c’est son rapport à la mort :  
"Je dirais que la fascination de la photographie, c’est toujours pour moi la fascination du « ça-a-été », « cela-a-été ». Donc, finalement, ce qui me fascine dans la photo […] c’est quelque chose où la mort à son mot à dire, certainement. C’est peut-être une fascination un petit peu nécrophilique […] de ce qui a été mort, mais qui se représente comme voulant être vivant".

On retrouve effectivement cette conception de la photographie dans La Chambre claire : c’est "l’image vivante d’une chose morte" (p.123). Il y a là une hantise de la mort propre au sujet mélancolique, que la photographie permet de conjurer – ou de figurer… On peut, de manière générale, lire toute La Chambre claire dans l’ombre de la mort (celle de la mère) et souligner à quel point tout le vocabulaire en est emprunt (par exemple, le terme de spectrum pour désigner le sujet photographié, par exemple). 

Sebald, l’arpenteur mélancolique

P. de Champaigne, Vanité, première
moitié du 17e siècle
Toutes les œuvres de Sebald peuvent être lues sous le signe de la mélancolie, et de la filiation saturnienne. Si ses œuvres avaient un ton, ce serait sans nul doute celui de l’élégie. Si l’on devait définir son regard, ce serait celui du mélancolique, ce regard de l’adieu qui saisit un monde sur le point de disparaître.
Hantise de la mort, conscience exacerbé du temps – en témoigne l’horloge cassée de Jacques Austerlitz – autant de traits caractéristiques des personnages de Sebald en général, et d’Austerlitz en particulier. Du fait d’une porosité permanente entre la mort et la vie présente dans ses œuvres, les récits de Sebald peuvent apparaître comme des méditations sur la vanité humaine. On verra d’ailleurs que l’iconographie de la vanité – faisant partie de la tradition mélancolique – est très présente dans Austerlitz.
On trouve souvent dans Austerlitz l'idée d'une mémoire lourde, pesante, tel Saturne, cet astre lourd. Dans L'archéologue de la mémoire, c'est cet aspect de pesanteur que souligne Sebald : "Plus vous vieillissez, en un sens, et plus vous oubliez. C’est probablement vrai. D’énormes pans de votre vie s’évanouissent à jamais. Mais ce qui persiste dans votre esprit acquiert un fort degré d’intensité et pèse beaucoup plus lourd, comparativement." (p.57). 
Austerlitz, personnage mélancolique, est un sujet incomplet, fragmenté - un sujet en ruines - qui subit sans cesse le débordement du passé dans le présent.

Les images de la mélancolie : memento mori

Tous ces aspects de la mélancolie pourraient être développés par une lecture attentive des textes. Cependant, pour rester dans la perspective d'une lecture croisée image / texte, nous avons choisi de nous intéresser plus spécifiquement aux images, aux allégories de la mélancolie dans les textes de Sebald et de Barthes. Walter Benjamin faisait en effet le constat suivant: "Le seul plaisir que s’autorise le mélancolique, et c’est un plaisir puissant, est l’allégorie." (Origine du drame baroque allemand). 
Si l'on en croit Muriel Pic, Sebald est un écrivain qui nous met "face à face avec l’anéantissement. C’est sa dimension de poète baroque, une philosophie de la catastrophe soutenue par des natures mortes, au sens littéral et pictural. Quand on se trouve face à ces spécimens on est dans le memento mori. On est dans l'allégorie. Il y a la question de la mort qui d'un coup nous touche par ce que c'est de la nôtre dont il est question. Sebald n’arrête pas de nous enjoindre à la contemplation méditative grâce à ces natures mortes, crânes, et ruines, toutes les images naturalistes." 
L'allégorie est en effet un procédé qui permet la pétrification, cette fameuse "rétention" que permet, selon Barthes, la photographie. L'image de l'automate dans La Chambre claire en est un des avatars, et on trouve aussi une allégorie de l'histoire dans Austerlitz, sous la forme de la photographie de l'ossuaire découvert par les archéologue avec lesquels discute Jacques (p.183).

Sébastien Stosskopf, Grande vanité (1641), Musée de l'Oeuvre Notre-Dame, Strasbourg
Comme on le voit dans la gravure de Dürer, mais aussi dans la vanité de Philippe de Champaigne ou encore dans celle de Stoskopff, on y trouve des éléments symboliques récurrents, comme le sablier, le crâne, les instruments de mesure ou de musique, les livres (ces éléments renvoyant à la vanité des activités humaines, comme l'art ou la science). 
Or, que ce soit dans La Chambre claire ou dans Austerlitz, nombre de ces symboles - prenant parfois une dimension allégorique - sont présents dans le texte, de manière plus ou moins explicite. Il serait bien long de tous les recenser, et nous proposerons dans un deuxième temps de retenir les passages les plus significatifs.

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