Melancholia (deuxième partie)

Images de la vanité dans La Chambre claire

Nombre d'images utilisées par Roland Barthes nous montrent que la photographie est du côté de la Vanité, du memento mori, de la nature morte. On trouve un avatar du sablier lorsque Barthes rappelle que les premiers appareils photos relevaient de "la mécanique de précision" : "les appareils, au fond, étaient des horloges à voir, et peut-être en moi, quelqu’un de très ancien entend encore dans l’appareil photographique le bruit vivant du bois." (p.33). De même, on retrouve une 'image du crâne sous la forme du masque : la photographie, écrit-il, est "la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts" (p.56). La photographie est subversive, nous dit-il encore, "non lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive", lorsqu'elle devient "oeil qui pense" (p.65 et p.77); autrement dit lorsqu'elle nous incite à la contemplation, qu'elle se fait méditative comme les peintures de vanités ou de ruines... Et, ajoute-t-il, la photographie "doit être silencieuse", comme le sont les vanités où s'étouffe toute musique (vanités nommés Still life, soit "vies silencieuses" en anglais). Enfin, il en vient à parler de "mélancolie de la photographie": "je ne puis jamais voir ou revoir dans un film des acteurs dont je sais qu’il sont morts, sans une sorte de mélancolie : la mélancolie même de la photographie." (p.124)

Caspar David Friedrich, Moine devant la mer (1808-1810)
Sebald : ruines, natures mortes et autres images de la vanité

Muriel Pic évoque toutes "ces natures mortes, crânes, et ruines, toutes les images naturalistes" comme images de la vanité. On pourrait ajouter d'autres images, qui renvoient à l'imaginaire mélancolique et saturnien: la fumée, la cendre, la poussière, voire certaines conditions atmosphériques qui, à l'image du Moine devant la mer de Caspar David Friedrich, définit autant un paysage extérieur qu'une certaine géographie interieure. 

Anselm Kiefer, Melancholia (1988) Cendres sur photos sur plomb dans un cadre vitré en acier 170x230cm. 
Hara, Museum of Art, Japon
Anselm Kiefer, pour sa Melancholia, choisit d'utiliser la cendre et se souvient aussi des atmosphères de Friedrich, tout en portant le poids d'une histoire destructrice, de cette "tombe creusée dans les airs", en se souvenant sans doute des derniers vers de la Fugue de mort de Celan (Todesfuge):
"(...) la mort est un maître venu d'Allemagne
tes cheveux d'or Margarete
tes cheveux de cendre Sulamith"
Une des rares reproduction picturale dans Austerlitz de Sebald semble figurer un territoire intérieur, à la manière de Friedrich : il s'agit d'une aquarelle de Turner, Funeral at Lausanne (1841), "époque à laquelle Turner, ne pouvant presque plus voyager, était de plus en plus hanté par l’idée de sa mort" (p.154).

Turner, Funeral at Lausanne (1841), Tate Gallery

Les images de ruines, déjà étudiées, participent aussi à la mélancolie du récit, comme ces constructions surdimensionnées "qui projettent déjà l’ombre de leur destruction et qu’elles sont d’emblée conçues dans la perspective de leur future existence à l’état de ruines." (p.30) On trouve aussi un avatar du sablier sous la forme de la photographie d'une montre cassée, page 140 (là encore, il s'agit d'une allégorie de l'Histoire, marqué par une temporalité hors de ses gonds). De manière plus explicite, Sebald utilise clairement le terme de nature morte pour désigner les objets hétéroclites d’une épicerie à Terezin, l’Antikos Bazar, « le seul magasin de Terezin ». On est enclin à voir dans la photographie (p.268) un memento mori, et face à ces objets "qui ont survécu à leurs propriétaires", on pense au travail de Christian Boltanski déjà évoqué. 
D'autres images pourraient être relevées, mais on pourra encore citer une référence claire à la mélancolie dans le texte : alors que Marie lui prête un manuel de médication édité à Dijon en 1755 "pour toute sortes de maladies, internes et externes, invétérées et difficiles à guérir", Austerlitz avoue qu’il l'a lu souvent et qu'il s'est intéressé, notamment, aux recettes destinées "à laver le sang des sécrétions de bile noire, à chasser la mélancolie." Et, à partir de cette lecture, il dit avoir "repris confiance en (lui) et recouvré la mémoire" (p.367).

La photographie, ou la mélancolie même?

Nos auteurs sont enclins à voir la photographie comme la figuration même du regard mélancolique. En effet, il y a une lucidité du mélancolique, qui pose sur le monde et les choses le regard de l'adieu...La photographie est donc l'occasion par excellence de saisir un monde en partance, un monde qui disparait. 
Au-delà de ce qu'elle figure, la photographie serait donc mélancolique dans son essence même. Susan Sontag souligne cet aspect dans ses essais sur la photographie:
"Mais on ne peut redonner vie au vieux monde […] c’est là l’aspect pathétique, donquichottesque, de l’entreprise photographique ». (p.113, "Objets mélancoliques", Sur la Photographie, Christian Bourgois, 2008). 
Le regardeur, le Spectator de la photographie est donc toujours condamné à la mélancolie : si la préservation du passé peut être éventuellement garanti, figé dans l'image, la résurrection du passé reste un échec. Mais Sebald, dépasse ce constat: en préservant le vœu d'une restitution du souvenir, voire d'une possibilité de ressusciterle passé par le montage. Il donne ainsi chair et corps non seulement au passé, mais surtout à une expérience du passé. C’est en ce sens qu’on peut dire que, si l’œuvre de Sebald est profondément mélancolique, elle va au-delà de cette mélancolie.

La photographie est sans doute, si l'on en croit toute une lignée d'auteurs qui se sont intéressés à la photographie, un art mélancolique, sinon un art en prise directe avec la mort et la disparition. Denis Roche a par exemple intitulé un de ses livres sur la photographie Le boîtier de mélancolie et Susan Sontag la nomme "antiquité instantanée". Susan Sontag insiste d'ailleurs beaucoup sur cet aspect (p.29) : "La photographie est un art élégiaque, un art crépusculaire. Par la seule vertu de la photographie, l’aile du pathétique effleure presque tous les sujets. Toutes les photos sont des memento mori. Prendre une photo, c’est s’associer à la condition mortelle, vulnérable, instable d’un autre être (ou d’une autre chose)."
Sebald comme Barthes s'inscrivent dans la tradition d'une ontologie de l'image photographique, qui remonte plus loin qu'André Bazin et son "complexe de la momie": souvenez-vous par exemple de la légende du daguérréotype, de certains passages de la Petite histoire de la photographie de Walter Benjamin ou encore des mythes fondateurs de la peinture. On y trouve semblable volonté de saisir ce qui disparaît, de porter sur le monde ce regard de l'adieu qui est celui du mélancolique. En ce sens, toute image peut être marquée par cette mélancolie fondatrice, même si la photographie paraît encore plus sensible à l'idée d'une rétention du passé. Ceci s'explique sans doute, d'ailleurs, par notre croyance forte en la photographie comme reproduction fidèle du réel et du monde : ainsi, chaque photographie serait un morceau authentique du monde arraché, par l'image, à la disparition et à l'engloutissement.

(Photographies : Josef Sudek, De la fenêtre de mon atelier, 1948)

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1 Response to Melancholia (deuxième partie)

  1. Anonyme says:

    Roland Barthes a dit : "la Photographie est subversive, non lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive".

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