Les oeuvres de W.G. Sebald et de R. Barthes mettent en scène des sujets hantés (par le passé, par les morts, par le temps collectif ou intime, etc.). Dans Austerlitz, les symptômes physiques du personnage sont la manifestation concrète d'un "retour du refoulé" lié à un oubli de son passé. Dans La Chambre claire de Roland Barthes, la hantise naît davantage d'un trop-plein de passé, avec la présence trop pleine dans le présent de la mère morte.
Dans les deux cas, le rapport au passé est problématique, et il faut sans cesse chercher à l'éclairer, à le faire revenir. Or, ce retour se fait principalement par le biais de l'image : Roland Barthes comme Austerlitz, le personnage de Sebald, cherchent de manière compulsive à posséder une image de la mère (et, par là même, à posséder leur passé).
Le choix de la photographie, de ce médium en particulier, a-t-il un lien avec ces hantises? Il s'agira de chercher si la photographie instaure, par son essence même, un rapport particulier aux spectres, à la hantise du passé.
Mémoire des morts et des disparus
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C. Parmiggiani, Sans titre, papillons brûlés et fumée (1998) |
Dans nombre des livres de Sebald, vivants et morts semblent coexister. Dans Campo Santo, recueil de textes publié à titre posthume et portant sur la Corse, Sebald évoque la visite d'un cimetière à Piana, occasion d'une réflexion sur les rites funéraires corses et la place des morts dans notre présent :"Maintenant, alors que nous en sommes arrivés au point où le nombre des êtres vivants sur la terre a triplé au cours de seulement trois décennies et triplera encore à la prochaine génération, nous n’avons plus besoin d’avoir peur du peuple autrefois tout-puissant des morts. Ils perdent de plus en plus leur pouvoir. Il ne peut plus être question de souvenir éternel ou de culte des ancêtres. Bien au contraire, il faut maintenant que les morts soient mis à l’écart, aussi vite et aussi totalement que possible." (p.38-39)
Il évoque également la manière dont le monde des morts n'étaient pas séparés de celui des vivants :
"On ne les [les morts] considéraient pas comme des êtres à tout jamais relégués dans l’éloignement incertain de l’au-delà, mais comme des présents toujours présents, qui simplement se trouvaient dans un état particulier et constituaient, dans la communità dei defunti, une sorte de communauté solidaire, opposée à ceux qui n’était pas encore morts."
Dès les mythes fondateurs de la peinture, il y a la volonté de garder présent l'absent, de se souvenir des disparus, d'en préserver la trace, l'empreinte (voir Pline, et la postérité de cette légende de la fille du potier, mais aussi, sur la photographie, le texte d'Alexander Kern. Tous ces textes se trouvent dans l'anthologie de textes).
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C. Parmiggiani, Sans titre, fumée et suie sur bois (2004) |
La photographie : un art spectral par excellence?
Dans un texte célèbre sur la photographie ("Ontologie de l'image photographique", in Qu'est-ce que le cinéma), André Bazin fait du "complexe de la momie" l'origine même de la peinture et de la sculpture:
"Une psychanalyse des arts plastiques pourrait considérer la pratique de l’embaumement comme un fait fondamental de leur genèse. A l’origine de la peinture et de la sculpture, elle trouverait le "complexe de la momie". La religion égyptienne dirigée tout entière contre la mort, faisait dépendre la survie de la pérennité matérielle du corps. Elle satisfait par là à un besoin fondamental de la psychologie humaine : la défense contre le temps. […] La première statue égyptienne, c’est la momie de l’homme tanné et pétrifié dans le natron."
L'art s'est ensuite libéré de ces croyances magiques et, peu à peu, on ne croira plus "à l'identité ontologique du modèle et du portrait" mais "on admet que celui-ci sert à nous souvenir de celui-là".
Contre l'oubli, Roland Barthes affirme semblable besoin du souvenir, la "nécessité du "Monument": "memento illam vixisse", "souviens-toi que celle-là a vécu", écrit-il dans Le Journal de deuil (p.125).
L'image a, par son étymologie même, un rapport avec la mort: l'imago, c'était ce moulage de la tête des morts que les Romains gardaient dans l'atrium. "Spectrum": c'est justement le mot que Barthes choisit dans La Chambre claire pour désigner celui qui est photographié... De même, Walter Benjamin était attentif au rapport entre la photographie et la mort dans sa "Petite histoire de la photographie".
Le "ça-a-été" de la photographie sur lequel insiste Roland Barthes, souligne la dimension de conservation du passé propre à ce médium, mais aussi sa capacité à entretenir la possibilité d'une résurrection du passé. Par là même, la photographie entretient l'illusion d'une présence fantomatique des absents.
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C. Cahen, Traverses, installation vidéo (2002) |
Temps intime et temps collectif de la hantise
La hantise peut être la marque d'un deuil non résolu. C'est en tout cas, si l'on en croit la théorie freudienne, la marque d'un refoulement : le spectre du petit Hans, écrit Freud dans Cinq psychanalyses (Paris, PUF, p.180), c'est ce qui "est demeuré incompris (et) fait retour comme une âme en peine" et qui n'a "de repos jusqu'à ce que soient trouvées résolution et délivrance."
Du point de vue intime, le retour du passé se traduit souvent, dans nos textes, par des symptômes physiques (c'est le cas d'Austerlitz) ou des états mélancoliques (Barthes, dans le Journal de deuil).
Cependant, chez Sebald, le temps intime rejoint le temps collectif : Jacques Austerlitz est également en proie à une hantise collective.Ainsi la Shoah semblme présente à chaque page, mais le sujet est souvent abordé de biais, que ce soit dans le texte ou dans l’image.
Roland Barthes est également sensible à une temporalité d'ordre plus collectif. Il prend acte, d'ailleurs, des changements instaurés par l'apparition de la photographie dans le rapport au passé : auparavant, c'est le Monument qui servait de "substitut de la vie" et qui prenait en charge la mémoire du passé; mais "la société moderne" y a renoncé. C'est à présent "la Photographie, mortelle" qui se fait "le témoin général et comme naturel de "ce qui a été" (La chambre claire, p.146). Il note aussi, avec beaucoup de lucidité: "Et sans doute, l’étonnement du "ça a été" disparaîtra, lui aussi. Il a déjà disparu. J’en suis, je ne sais pourquoi, l’un des derniers témoins […] et ce livre en est la trace archaïque."
Ainsi, cette temporalité propre à la photographie, que Walter Benjamin désignait sous le terme d'"aura" ("l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il") est selon Roland Barthes vouée à disparaître. L'étonnement, la présence du passé dans le présent propre à l'expérience photographique, sa puissance de hantise en somme, pourrait devenir caduque dans notre époque qui, écrit-il, ne parvient plus à concevoir la durée et dénie "le mûrissement".
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A. Gardner, Portrait de Lewis Payne (1865)
"Il est mort et il va mourir" |
La temporalité de la hantise : le temps hors de ses gonds
Ce qui est intéressant, c'est la temporalité dans laquelle nous fait entrer l'état de hantise: il s'agit, pour reprendre la formule de Shakespeare dans Hamlet, d'un "temps hors de ses gonds" ("out of joint"), un temps feuilleté où vivants et morts coexistent.
On trouve dans Austerlitz le constat suivant:
"Il ne me semble pas que nous connaissions les règles qui président au retour du passé, mais j'ai de plus en plus l'impression que le temps n'existe absolument pas, qu'au contraire il n'y a que des espaces imbriqués les uns dans les autres (ineinander verschaltete Raüme) selon les lois d'une stéréométrie supérieure, que les vivants et les morts au gré de leur humeur peuvent passer de l'un à l'autre (...)" (p.256)
Or la photographie, si l'on en croit les analyses de Walter Benjamin (mais aussi certaines pages de Sebald ou de Barthes!) est l'art par excellence de la juxtaposition des temporalités. Au sujet de la photographie de Lewis Payne, prise juste avant son exécution par pendaison, Barthes écrit :
"Je lis en même temps : cela sera et cela a été; j'observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l'enjeu". C'est, dit-il, "une catastrophe qui a déjà eu lieu." Roland Barthes nomme cette temporalité le "vertige du Temps écrasé" (p.150-151).
Le montage : une conception de l'histoire, une temporalité de hantise
Une pratique utilisée par Sebald correspond bien à cette idée d'une temporalité de hantise : c'est la pratique du montage, déjà préconisée par Walter Benjamin. Cette méthode, écrit Muriel Pic dans son ouvrage sur Sebald, "implique une politique de la mémoire visant à voir autrement le passé que depuis le point de vue de l’histoire. Le montage cumule des voix, des témoignages, il opère un agencement collectif d’énonciations." (Muriel Pic, L'image-papillon, op.cit.)
Nous ne pourrons pas développer ce dernier point, mais il faut souligner que la photographie participe de cette pratique du montage chez Sebald.
Nous pourrions la comparer au travail effectué par Bertold Brecht dans son ABC de la guerre, dans lequel le montage d’images permet d’opérer un démontage de l’histoire (pour approfondir ce point, voir Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, L'oeil de l'histoire I, Paris, Minuit, ou une analyse très intéressante sur ce blog).
On peut également faire référence, pour cette approche de l'image et de l'histoire par le montage, aux travaux de l'historien de l'art Aby Warburg, largement commentés par Georges Didi-Huberman (L'image survivante. Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Minuit, 2002).
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Aby Warburg, Mnemosyne-Atlas, n°79 (1926) |
Aby Warburg avait en effet un projet d'atlas de la mémoire, nommé Mnemosyne, qu'il nommait lui-même "une histoire de fantôme pour adultes". Warburg cherchait, en traquant les ressemblances entre les images, à rendre visible les survivances de l'antiquité dans la culture occidentale. On le voit : il s'agit de montrer la "capacité de revenance, de hantise" (Didi-Huberman) des images, montrer par la force du montage une histoire de l'art sans texte.
Austerlitz est lui-même historien de l'architecture, s'intéressant à "l'architecture de l'ère capitaliste", et il dit préparer "une étude exclusivement axée sur ses propres vues relatives aux airs de famille existant entre tous ces bâtiments" (gares, cours de justice, établissements pénitentiaires, bourses...). On peut aussi se souvenir de la manière dont la forme octogonale fait retour dans nombre des images d'Austerlitz.
On pourra terminer, sans clore le sujet de la hantise et de l'image survivante, avec ces quelques lignes de Georges Didi-Huberman, dans Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise :
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C. Parmiggiani, Polvere (1998) |
"Si les choses de l'art commencent souvent au rebours des choses de la vie, c'est que l'image, mieux que toute autre chose, probablement, manifeste cet état de survivance qui n'appartient ni à la vie tout à fait ni à la mort tout à fait, mais à un genre d'état aussi paradoxal que celui des spectres qui, sans relâche, mettent du dedans notre mémoire en mouvement. L'image serait à penser comme une cendre vivante. Déjà, Nietzsche affirmait que "notre monde tout entier est la cendre d'innombrable êtres vivants" - refusant par conséquent "de dire que la mort serait opposée à la vie"." (p.16)
(En illustration, des oeuvres photographiques et des installations qui s'inscrivent, à mon sens, dans cette perspective de la hantise et de la survivance évoquée au sujet des oeuvres de Barthes et de Sebald : oeuvres de Christian Boltanski, de Claudio Parmiggiani, de Robert Cahen et les photographies du travail d'Aby Warburg).
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R. Cahen, Traverses (2002), installation vidéo |