Parcours photographique #2, spécial Arles: poésie du quotidien et pouvoirs de l'image

Après mon dernier billet consacré à l'exposition-phare des rencontres d'Arles, véritable reconnaissance des pratiques numériques dans le champ de la photographie (From here on), voici un petit parcours dans des oeuvres photographiques qui m'ont marquées à Arles. 
Je me suis dit que, dans cet été qui ressemble un peu à l'automne, un peu de poésie dans le quotidien permettrait d'éclairer un peu les journées.

Mais d'abord, un retour rapide sur From here on: effectivement, les questions posées dans mon dernier billet sont restées très vivaces après mon passage à Arles. Et une question en particulier me taraude, celle de la différence à faire entre pratiques sociales et oeuvres. Je ne suis en effet nullement convaincue qu'un travail comme celui de Franck Schallmaier (le mur de phallus ou d'hommes dénudés glanés sur internet) ou de Penelope Umbrico (une mosaïque de soleils glanés sur Flickr, une autre de télévision, à voir ici) ne fasse véritablement date. Alors oui, internet et le numérique bouleverse les pratiques et a changé sans nul doute notre rapport à l'image - nous voici encore davantage iconophiles, si cela se peut.
Par contre, je me suis beaucoup amusé avec le Chicken Museum et les travaux de Thomas Maialender. Voilà quelqu'un qui ne se prend pas au sérieux, et qui s'appuie de manière volontaire sur les bas-fonds du net et sur son côté "amateur" pour le détourner. 

La magie de l'art photographique: J. Mogarra, ou la représentation photographique en question

Pour rester sur cette note légère, et pour y adjoindre un peu de poésie - c'est d'ailleurs ce qui manque cruellement aux photographes de From here on - je commencerais avec le travail de Joachim Mogarra.
Cet artiste catalan aime à jouer sur le rapport entre texte et image et sur l'usage de la légende, dont j'ai déjà parlé ici au sujet du travail de Boltanski (Les modèles. Cinq relations entre texte et images) A partir de presque rien, voire des objets du quotidien, il créé un petit monde et nous raconte des histoires. mais il faudrait prendre garde de n'y voir qu'un anodin travail ludique: Joachim Mogarra nous parle bien de d'une des spécificités de la photographie: il brise le "pacte réferentiel", en montrant de manière amusante son illusion, notamment par la pratique du dessin. Au passage, c'est un beau moyen de montrer le pouvoir de la légende, et d'interroger le rapport de la photographie à la représentation, en rappelant la photographie donne seulement l'illusion du réel et qu'on peut lui faire dire à peu près tout... On est proche du "Ceci n'est pas une pipe" de Magritte, un tableau justement intitulé La trahison des images.
Mais J. Mogarra retourne le procédé: le tableau de Magritte nous montrait que l'image d'une pipe n'est pas une pipe; Mogarra transforme les objets du quotidien en nous faisant croire aux pouvoirs de l'image et surtout du regard - nul n'est dupe, mais on se laisse enchanter.




R. Magritte, La trahison des images, 1929, huile sur toile, 62 x 81 cm, Art Institute of Chicago
J. Mogarra rappelle d'ailleurs que "l'image, c'est une chose qui a des rapports très lointain avec le réel." Ce photographe était présenté par la galerie et centre d'art Le Point du jour.

Envie d'un road trip américain? Allez en Suisse!

Pour poursuivre cette série dont le fil rouge est la poésie du quotidien, le travail de Yann Gross, Horizonville. Vous avez envie de grands espaces? La route 66 vous fascine et vous souhaitez troquer vos sandales contre des santiags, et de boire des Budweiser au son d'une authentique musique country? Pour ce faire, nul besoin d'aller loin. Yann Gross a fait son road trip en mobylette, dans la vallée du Rhône, en Suisse, et nous montre que l'Amérique n'est pas aussi loin qu'on le pense. Nul besoin d'aller loin pour être dépaysé!




Plus généralement, ce travail est une intéressante interrogation des représentations de l'Amérique: voilà les images d'une Amérique fantasmée, inventée, qui fait pourtant plus vraie que nature.

Les passagers de Chris Marker: "des pétales sur une branche noire humide"

J'attendais avec impatience de voir l'exposition consacré au travail de Chris Marker, le réalisateur de La Jetée, dont j'ai déjà parlé ici, et en particulier sa série nommée "Passengers", "Passagers". Pour ces photographies, Chris Marker s'est inspiré de ces vers du poète Ezra Pound: "L'apparition de ces visages dans la foule/Des pétales sur une branche noire humide". 
Pour ce faire, Chris Marker a fait bon usage de la photographie numérique, qui lui a permis de dérober ces clichés de visages d'anonymes dans le métro. Je reste assez fascinée par la propension de cet artiste, âgé à présent de 89 ans, à s'adapter à toutes les innovations concernant l'image et à les questionner - que ce soit le numérique, les mondes virtuels avec son travail dans Second Life, ou les possibilités du support CD-Rom et multimedia avec Immemory, datant tout de même de 1997. 
André Gunthert, dans son analyse de Passengers sur Culture Visuelle, est un peu sévère avec Chris Marker, notamment avec certaines des photographies de la série qui rapprochent visuellement des visages du métro avec des tableaux de grands maîtres. 


Il faut sans doute envisager toute la série, sans se limiter à ces quatre photographies qui cherchent dans ces visages ce qui rappelle une iconographie picturale (ici, La Joconde et La Dame du lac, d'Edward Burnes-Jones) A mon sens, Chris Marker guide notre regard et partage le sien, nous incite à voir la beauté fugitive d'un visage, à trouver le poétique dans le plus prosaïque, à regarder autrement ces "pétales". Ainsi, les autres portraits, qui ne comporte pas de comparaisons avec la peinture, doivent être regardés selon ce même regard. Pour ma part, j'imagine bien Marker, vieux monsieur de presque 90 ans, arpenter le métro parisien bondé en tentant d'épingler une pose, de capter un regard, de traquer la lumière d'un visage. Comme quoi, la photographie prête parfois à la fiction...

Où sont les super héros d'aujourd'hui?
Ils ne sont pas, en tout cas, là où les attend. Le photographe mexicain Dulce Pinzon a réalisé une série sensible et percutante, détournant la figure des super héros pour la faire entrer dans le quotidien. Il rend ainsi hommage à tous ces émigrés sud-américains qui envoient chaque semaine de l'argent à leur famille, occupant souvent des petits "jobs", voire des emplois ingrats. Loin des clichés trop souvent véhiculés sur les immigrés, Dulce Pinzon les présente comme des héros d'aujourd'hui et rend hommage à ces héros qui, "sans l'aide d'aucun pouvoir surnaturel, supporte des conditions de travail extrêmes pour aider leurs familles à survivre." 
Noe Reyes- travaille comme livreur, à Brooklyn, envoie 500 $ par semaine à sa famille

Bernabe Mendes- travaille comme laveur de vitres à New York, envoie 500 $ par mois à sa famille

Alberto Lara- travaille comme ouvrier dans le bâtiment, envoie 350 $ par semaine à sa famille

Minerva Valencia - gardienne d'enfants à New York, envoie 400 $ par semaine à sa famille
Maya Goded, le Mexique hanté

Je terminerai par une autre photographe mexicaine, Maya Goded, qui n'entre pas véritablement dans la thématique du jour mais qui aurait plutôt trouvé sa place aux côtés de Alessandra Sanguinetti, dont j'ai évoqué le travail dans un précédent billet.


Repartant sur les traces de ses origines, Maya Goded s'est rendue dans les états les plus catholiques du Mexique pour trouver la trace de pratiques magiques d'un autre temps, dans cette "terre de sorcières" (Land of witch) qui nous fait parfois songer au beau livre de Juan Rulfo, Pedro Paramo. 

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1 Response to Parcours photographique #2, spécial Arles: poésie du quotidien et pouvoirs de l'image

  1. Julien B says:

    Bonjour,

    Vos billets sont très agréables à lire!

    "Les passagers" de Chris Marker est une très belle série qui nous invite avec simplicité dans son monde. Effectivement si l'on considère ces photographies distinctement et d'un point de vue formel, elles peuvent sembler fades (rien à voir par exemple avec les photographies de Christophe Agou dans sa série "Life Below"). Comme toujours une photographie est une part de soi, et Chris Marker nous donne à voir ce qu'il ressent de manière simple, authentique et avec légèreté. Chris Marker est un sacré poête qui ne s'arrêtera jamais... "La photo, c'est la chasse. C'est l'instinct de chasse sans l'envie de tuer. C'est la chasse des anges… On traque, on vise, on tire et clac ! Au lieu d'un mort, on fait un éternel."

    J'ai beaucoup aimé le travail de Mikhael Subotzky et Patrick Waterhouse sur la série "Ponte City". Le travail accompli est impressionnant et se retrouve condensé entièrement devant vous sous la forme de l'immeuble reconstitué par des photographies d'intérieur ou de télévisions. L'oeuvre est documentaire mais on ne peut s’empêcher d'imaginer à tout ce qu'il a fallu faire pour en arriver la : frapper à toutes les portes, les rencontres etc...

    Qu'avez vous pensé du jeune photographe Augustin Rebetez?

    Julien B.

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