Archive for février 2011

Encore des fantômes: Haunted, au musée Guggenheim (Bilbao)

Suite à mon dernier billet sur l'exposition et la série de manifestations ayant lieu au Louvre autour des revenants et du retour des morts, j'ai pu constater que les fantômes étaient d'actualité : du 6 novembre au 13 mars se tient une exposition intitulée Haunted: photographie-vidéo-performances contemporaines au musée Guggenheim à Bilbao.
L'exposition étant presque achevée, je ne pourrai que me faire l'écho de quelques-unes des problématiques qu'elle aborde et évoquer quelques artistes présentés. Il s'agit d'ailleurs principalement d'y montrer, à travers plus d'une centaine d'oeuvres de soixante artistes, les multiples visages qu'emprunte l'image photographique pour dire la hantise, et de montrer comment s'exprime cette obsession d'un accès au passé, aussi bien de manière collective qu'individuelle. 

Les oeuvres présentées sont donc en majorité des photographies, allant des années 60 à nos jours, mais on trouvera aussi bien de la vidéo ou des installations. La présentation de l'exposition fait le constat d'une récurrence de la hantise du passé dans la photographie et dans la vidéo contemporaine. Un signe des temps?

"Une grande partie de la photographie et de la vidéo contemporaine semble hantée par le passé, par l'histoire de l'art, par les apparitions qui prennent vie à travers la reproduction, la performance en direct et le monde virtuel. En recourant à des moyens stylistiques, à des thèmes et à des technologies dépassés, vieillis ou presque éteints, cet art incarne la nostalgie mélancolique d'un passé irrécupérable. Haunted: photographie-vidéo-performance contemporaines traduit cette obsession à travers l'analyse des multiples manières par lesquelles l'iconographie photographique a été incorporée à la pratique artistique récente, en particulier grâce au pouvoir unique en la matière qu'offrent les moyens de reproduction."

Tiens, la hantise aurait-elle à voir avec les possibles offerts par la reproduction technique (ou plutôt technologique)? Dans mon précédent billet sur l'exposition du Louvre, je parlais des films de Kiyoshi Kurosawa, et à la manière dont, dans l'univers de ce cinéaste, les technologies et les objets plus modernes - comme la télévision ou internet, lieu d'apparition des fantômes dans le film Kairo - étaient interprétés comme les lieux des hantises les plus terrifiantes. On trouvera ici une analyse intéressante de ces survivances du passé sous la forme spectrale dans l'oeuvre de ce cinéaste, prenant en charge l'inconscient collectif d'un Japon au passé douloureux et à la jeunesse désorientée. 

Mais revenons à notre exposition, pour découvrir quelques-unes de ces photographies ou oeuvres "hantées", à travers certains axes privilégiés par le musée Guggenheim. 

Appropriation et archives
L'un des premiers axes de l'exposition est consacré aux artistes privilégiant un travail autour de l'appropriation, ou de l'archive: il s"agit, par exemple,  de la manière dont un procédé mécanique comme la sérigraphie a permis, dans les années 60, d'incorporer la photographie dans la peinture. Ainsi l'art devenait le lieu de dépôt - voire de survivances - culturelles ou historiques, produisant ainsi ce que le philosophe Gilles Deleuze appellerait une "énonciation collective". Dans la présentation de l'exposition, il est question d'"élan archivistique", qui inspirera par la suite de nombreux auteurs, comme Christian Boltanski, ou encore Bernd et Hilla Becher, avec leurs photographies du patrimoine industriel. 

R. Rauschenberg, Sans titre, 1963, huile sur toile, encre sérigraphiée, métal et plastique sur toile, Musée Guggenheim, New York

Andy Warhol, Désastre orange n°5, 1963, acrylique et peinture émail sérigraphié sur toile, musée Guggenheim, New York
Voici un Warhol bien différent des icônes colorées de la modernité , comme les soupes Campbell et les visages de Marilyn. Pourtant, il utilise le même procédé, la sérigraphie - figure de la répétition et de la reproduction - pour évoquer la mauvaise conscience de la société américaine et ses refoulement. C'est un univers en quête d'amnésie où la mort et les désastres ne cessent pourtant de revenir, tels des spectres. On trouvera ici un article intéressant sur la dimension spectrale du travail d'Andy Warhol. 

Christian Boltanski, Humains, 1994, Photographies et lumières, Musée Guggenheim, Bilbao
Avec Boltanski, la photographie est comme souvent au centre d'un dispositif qui cherche à dire l'absence des anonymes happés par l'histoire, en donnant de la présence à ces disparus, ici sous la forme d'un mémorial funèbre. Ces visages sont autant de signes du "ça a été", et les photographies les attestations d'existence, les archives de ces vies fantomatiques.

Bernd et Hilla Becher, Réservoir d'eau, 1980, neuf épreuves gélatino-argentique, Musée Guggenheim, New York
Bernd et Hilla Becher, tout deux nés en Allemagne de l'Est, sont des archivistes de la mémoire collective, des collectionneurs d'images de ce
patrimoine industriel voué à la démolition, marque et trace de la révolution industrielle.
Comme en écho, cette photographie d'Idris Khan rend hommage au travail des Becher tout en accentuant encore davantage le caractère évanescent - et donc spectral - de certaines architectures par un usage de la photographie très pictural, entre le tremblement et la disparition.
Idris Kahn, Hommage à Bernd Becher, 2007, épreuve gélatino-argentique, musée Guggenheim, New York
J'ai d'ailleurs découvert à cette occasion le très beau travail de ce jeune artiste duquel, sans doute, je serais amené à reparler dans un prochain billet... Idris Khan obtient ce rendu "fantomatique" en superposant les photographies des Becher, en les compilant en une seule image. Regardant certaines de ses photographies, je pense d'ailleurs aux oeuvres d'Anselm Kiefer, un autre artiste hanté par la mémoire collective. Un travail de palimpseste en somme, sur l'empreinte et sur la trace du temps.

Idris Khan, Chaque...réservoir de gaz de Bernd et Hilla Becher, 2004.
Paysages, architectures et passage du temps

Une des fonctions historiques de la photographie a été d'"enregistrer" les lieux qui furent le théâtre d'événement significatifs et bien souvent traumatiques. Ainsi, l'exposition nous rappelle que, "pendant la Guerre de Sécession, déclenchée peu après l'invention de la photographie, une nouvelle génération de reporters se consacre à photographier les batailles, mais en raison du long temps d'exposition qu'exigent les premiers appareils, ne peuvent que saisir les séquelles du conflit." On a donc, en guise de témoignage, des traces, des paysages hantés par la mort, de l'absence. De la même manière, l'exposition va présenter des photographes cherchant à figurer l'empreinte du temps, la trace ou la manière dont les temporalités se superposent dans les lieux, les architectures et les paysages vides.
Un photographe contemporain, comme Hiroshi Sigimoto va ainsi chercher à figurer l'absence en photographiant le vide de lieux autrefois fréquentés, des théâtres ou des drive-in des années 20. Qu'y a-t-il derrière l'écran?
Hiroshi Sugimoto, Cine-Parc Tri-City, San Bernardino, 1993, épreuve gélatino-argentique, Musée Guggenheim, New York
Ori Gersht, d'origine israélienne, reprend pour sa part une iconographie qui nous fait parfois penser aux fantomatiques paysages de Caspar David Friedrich. On trouvera d'autres photographies de cet artiste ici.

Ori Gersht, Evaders-Lost there, 2009


En attendant la prochaine exposition sur les fantômes, je me demande ce qui nous vaut ce soudain intérêt pour les revenants et la hantise dans l'art. Mais peut-être est-ce simplement car, comme le disait Aby Warburg, l'histoire de l'art est "une histoire de fantômes pour adultes"... 

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World Press Photo 2011 : éthique ou esthétique du photojournalisme?

Les prix du World Press Photo 2011 ont été attribués le 11 février dernier. On connaît déjà le premier prix, attribué à une photographie de Jodi Bieber qui représente une afghane mutilée, au nez et aux oreilles coupés par les talibans, devenue symbole de la souffrance d'un peuple et de la barbarie religieuse. Je ne reviendrai pas sur ce choix controversé qui donne à la douleur le statut d’icône, puisque cette photographie a déjà suscité de nombreux commentaires.

Pour prendre un peu de distance, on pourra consulter un article intéressant de Vincent Lavoie dans la revue Etudes photographiques, qui rappelle notamment en quoi constitue ce prix:
"Créé en 1955 à l’occasion de la célébration du 25e anniversaire du syndicat des photographes néerlandais, ce prix, aujourd’hui doté d’une bourse de 10 000 euros, constitue, avec le Pulitzer aux États-Unis, la plus haute distinction accordée dans le domaine du photojournalisme."
Des prix sont ainsi distribués dans diverses catégories (informations générales, spots d’actualité, portrait, nature et environnement, etc.). Un prix prestigieux, donc, mais aux critères d’attribution finalement assez flous, comme le rappelle Vincent Lavoie :

"Mais que récompense-t-on exactement par l’attribution d’un prix du World Press Photo (WPP) ? Le photographe, l’image ou l’événement ? Si le photographe est le destinataire des honneurs, l’est-il pour son engagement éthique, sa probité journalistique ou son talent et ses habiletés esthétiques ? L’image est-elle primée en raison de sa valeur informative et testimoniale ou à cause de ses propriétés formelles et narratives ? Et l’événement, le retient-on pour sa valeur historique ou pour sa photogénie ? Les informations publiées sur le site de la fondation du WPP à l’attention des candidats sont bien laconiques sur la nature et l’objet du mérite. Si quelques attributs d’excellence sont formulés – la valeur d’actualité (news value), les aptitudes créatives (creative skills) et la perception visuelle exceptionnelle (outstanding level of visual perception) –, ceux-ci se rapportent soit au photographe, soit à l’image, soit encore à l’évènement."

Ces questions sont intéressantes, car elles permettent de dégager deux orientations divergentes, qui sont essentielles lorsqu’on parle de photojournalisme – une pratique de la photographie censée, rappelons-le, témoigner du réel : faut-il, en somme, privilégier une approche éthique ou une approche esthétique ?
J’avais eu l’occasion, lors d’un article précédent, de rappeler les mises en garde faites par Walter Benjamin sur une tendance de la photographie à « esthétiser » le monde, et ce aux dépens d’une approche plus politique ou historique, constat largement visionnaire si l’on considère certains usages de la photographie d’actualité aujourd'hui.
En sondant les archives des précédents prix, on peut constater que, très souvent, les sujets représentés concernent plutôt des tragédies, des drames humains, des conflits armés partout sur la planète, parfois très violents.

Saisir le moment décisif: des "icônes de l'instantané"
De manière générale, comme le rappelle Vincent Lavoie au sujet de la photographie de presse en général, "la fortune médiatique des images de presse est tributaire de la capture d’un instant emblématique." Il donne pour exemple la photographie célèbre de Robert Capa, prise en 1936 et représentant la chute d’un milicien espagnol près du Cerro Muriano, photographie qu’il qualifie de "véritable icône de l’instantané".

Robert Capa, Mort d'un milicien. Cerro Muriano (front de Cordoue), 5 sept.1936. Tirage sur papier baryté, 25,5 x 35 cm
La formule est intéressante. En peinture ou en sculpture, on trouva dans l'esthétique classique le même souci du choix de l’instant : au 18e siècle, G. E. Lessing soulignait dans Laocoon que la peinture, au contraire de la poésie, qui se déroule dans le temps, avait cette capacité de figer "l’instant décisif" ou "instant prégnant". Nous trouvons donc là un critère esthétique ancien, celui du choix de l’instant qui, notons-le rapidement, n’a pas les mêmes implications dans la photographie que dans la peinture (ceci demanderait un développement beaucoup plus long, que nous ne pourrons mener ici!).
Néanmoins, et telle une preuve de l’importance croissante de ce critère dans le photojournalisme, on pourra se rappeler que Henri Cartier-Bresson avait intitulé un de ses textes, devenu une référence pour le photojournalisme, The Decisive Moment, L’instant décisif. Jean-Marie Schaeffer, dans L'image précaire, explique comment cette idée de moment décisif permet finalement de définir la photographie comme dispositif autonome, révélant en une seule image la totalité d'un évènement et pouvant donc se passer d'un message verbal. 
Or, certaines des photographies primées par le World Press Photo s’inscrivent clairement dans la saisie d’un instant décisif : le moment de la chute d’un corps en flammes ; le moment où un homme lance le corps mort d’un enfant, alors suspendu dans le vide, comme si la tragédie de cette mort de masse se répétait sans fin ; le moment précis où le vieux marché de fer de Port-au-Prince semble s’écrouler dans une fournaise infernale.

La photographie comme allégorie du présent
Regardant certaines photographies primées dans leurs catégories par le World Press Photo 2011, je m’interroge à nouveau : que me vaut ce mélange d’avidité visuelle, de fascination, mais aussi cette gêne persistante ? Je ne peux par exemple m’empêcher de tressaillir en trouvant, par exemple, une singulière beauté tragique dans la photographie d’un suicide et la vision de la chute d’un corps en flamme, comme la photographie de Peter Lakatos, Suicide à Budapest.
Peter Lakatos, Suicide à Budapest, 22 mai 2010
Hendrick Goltzius, Chute de Phaeton, 1588, Hambourg, Kunsthalle

Rubens, La chute d'Icare, 1636, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles
C’est que ces photographies ont toutes une dimension allégorique et symbolique, de celle qu’on trouve dans les grands mythes ou épisodes bibliques – la fournaise de Port-au-Prince n’est pas loin de la représentation de la chute de Sodome et Gomorrhe, dimension biblique que semble confirmer le chapelet autour du cou de l’enfant.
Ricardo Venturi, Port-au-Prince, Haiti, 18 janvier 2010 (1er prix dans la catégorie "Actualités")
« Il vit monter de la terre une fumée semblable à celle d'une fournaise. » (Genèse, XVIII, 19.)
James Tissot - Abraham regarde Sodome en flammes, vers 1896-1902
John Martin, La destruction de Sodome et Gomorrhe, 1852, Laing Art Gallery, Newcastle upon Tyne

Par là même, elles fonctionnent telles des augures, prédisant l’état du monde. Walter Benjamin faisait d’ailleurs du photographe "le successeur de l’augure et de l’haruspice", ayant "le devoir de découvrir la faute et de dénoncer le coupable sur ses images". En faisant un petit détour par la peinture et la gravure, nous pouvons voir que, effectivement, il est question de faute et d’allégorie. Mais de quelle allégorie parlons-nous? Avons-nous là des allégories de l'état du monde, puisqu'il s'agit de photojournalisme?

La photographie de Peter Lakatos fait immédiatement penser à la chute d’Icare. En vérité, si l’on se réfère à la mythologie, il s’agit encore davantage de Phaeton, fils d’Hélios, qui fut puni pour son orgueil : ayant voulu conduire le char de son père, le Soleil, et enivré par sa course, il ne put le maîtriser. Le char, en s’approchant de la terre, enflamma villes et forêts, assécha les océans, et Ovide raconte que Zeus fut alors obligé de le foudroyer afin d’éviter la destruction du monde. Il fit une chute fatale, le corps enflammé.
En gros, le mythe illustre le danger de l’orgueil humain, tout comme celui d’Icare, et met en garde sur des conséquences encore plus funestes que la simple chute d’un homme ayant voulu voler trop près du soleil…C’est un mythe quasi apocalyptique, comme le montre cet extrait d’Ovide :

"Sous l'action du feu, les nuages s'évaporent. Sur terre, les plus hauts sommets sont les premiers la proie des flammes. Le sol se fend, sillonné de crevasses et, toutes eaux taries, se dessèche. Les prés blanchissent, l'arbre est consumé avec son feuillage, et les blés desséchés fournissent eux-mêmes un aliment au feu qui les anéantit... De grandes cités périssent avec leurs murailles ; des nations entières avec leurs peuples sont, par l'incendie, réduits en cendre."
Phaeton - comme Icare, ou Tantale et Ixion - fait partie des "disgraciés", punis pour avoir voulu égaler les dieux. Je me demande bien ce que cette allégorie quasi prophétique de la punition divine signifie pour le photographe, et ce qu'elle peut bien dire sur notre présent.

On pourrait mener la même analyse avec la photographie de Ricardo Venturi à Port-au-Prince, en la rapprochant des représentations picturales de Sodome et Gomorrhe, soit de la chute de villes corrompues et de l’illustration du châtiment divin. Là encore, que penser? Le séisme comme punition, la mise en cause de la corruption humaine? Cette mise en scène quasi biblique est certes très belle, mais que nous dit-elle?
De même, une autre photographie primée, celle d’Olivier Laban-Mattei, prise à la morgue de Port-au-Prince, qui pourrait être rapprochée de l’épisode du Massacre des Innocents, dont nous donnerons l’exemple de Rubens ou de Tintoret (Hérode, ayant peur de perdre son trône, ordonna le massacre de tous les enfants de moins de deux ans).
Olivier Laban-Mattei, A la morgue de l'hôpital général de Port-au-Prince, le 15 janvier
Tintoret, Le massacre des innocents, 422 x 546 cm, 1582-87, Scuola Grande di San Rocco, Venise
Que nous dit cette photographie? La cruauté et l'arbitraire de l'évènement, qui décime les enfants? Sommes-nous là juste après le séisme, ou au moment où, plusieurs mois plus tard, on meurt du choléra en masse faute d'hygiène?
Ce qui frappe dans ces photographies, outre leur dimension allégorique qui a tendance à les rendre intemporelles, c’est leur esthétisme très marqué. Composition, couleurs, cadrage, contrastes : ces photographies ont une beauté formelle assez fascinante, entretenant une forme de scopophilie – soit de fascination visuelle – assez troublante, voire malsaine. Regarder un tableau de maître qui met en garde contre l'orgueil humain en figurant le sort d'Icare est une chose, esthétiser un destin humain en dégageant l'amère et terrible beauté de la chute d'un corps en est une autre. Et se délecter de ces deux spectacles n'a pas exactement les mêmes implications. Certes, on pourrait parler de témoignage - et c'est bien là le centre du photojournalisme, la saisie de ce "moment décisif" qui va nous parler. Mais on voit bien que ces photographies ne nous disent, finalement, pas grand chose sur Haiti, ou sur ce qui pousse un homme à mourir à Budapest.
Sorties de leur beauté formelle et de leur dimension allégorique, que nous montrent-elles vraiment, si ce n’est une vision apocalyptique du monde? Il aurait fallu, sans doute, une légende pour rendre leurs visages à ces morts. En devenant de belles icônes, elles ne nous parlent plus ni d’hommes, ni d’enfants, ni de catastrophes humaines et elles entretiennent une fascination visuelle qui entretient le voyeurisme. En cela, elles posent la question du photojournalisme, du rapport de la photographie au réel, de sa nécessité éthique. Montrant pour ainsi dire tout, elles ne nous disent rien.

Faire parler les images
Car la photographie n’est pas la peinture. La mort (ou la souffrance) photographiée, si l’on exclue le montage la retouche ou la mise en scène, est la mort, le "ça a été" de la mort. Le suicidé photographié par Peter Lakatos, dont nous ne saurons rien, est bien mort, mais il n’en fini pas de mourir, "icône de l’instantané", déjà mort et toujours en train de mourir.
Walter Benjamin rappelle dans sa Petite histoire de la photographie l’importance de la légende, face à l’image : "Mais ne vaut-il pas moins encore qu'un analphabète, le photographe qui ne saurait pas lire ses propres épreuves ? La légende ne deviendra-t-elle pas l'élément le plus essentiel du cliché ?"

J’ai eu du mal à trouver l’histoire de cet Icare tragique, qui s’est jeté dans le Danube. Je n’ai même pas pu trouver son nom, et les raisons pour lesquelles il se jette dans le vide. Est-il mort pour une cause politique ? Quelle tragédie l’a menée à une telle extrémité ? Je n’en saurai rien. Seulement un lieu et une date : 22 mai 2010, pont de la Liberté, Budapest. Le photographe, pour sa part, a été récompensé dans la catégorie  "Pris sur le vif" (Spot news).

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Où l'on reparle de hantises : "Revenants. Images, figures et récits du retour des morts" au Louvre

Daniel Rabel, entrée des fantômes, 1632

Du 13 janvier au 14 mars 2011 se tient au Louvre une exposition intitulée Revenants. Images, figures et récit du retour des morts. Il s'agit principalement d'interroger l'iconographie de la hantise: on y trouvera ainsi, du Moyen-Âge au début du 20e siècle, des représentations diverses du retour des morts.

Hans Baldung Grien, Le chevalier, la Jeune fille et la mort (15e-16e siècle)
On part donc de la représentation médiévale des danses macabres et de la figure, très largement reprise par la suite, de la jeune fille et de la mort, avec le tableau de Hans Baldung Grien. C'est la grande tradition du macabre, qui se développe tout au long du 15e siècle et au-delà, autour de squelettes animés. On trouvera aussi des dessins d'Ingres autour du songe d'Ossian, ainsi que l'incontournable figure de Hamlet. On peut aussi y voir des plaques de verre peintes, pouvant être articulées par le projectionniste dans le cadre d'un spectacle de fantasmagorie, où se mélangent allègrement figures historiques, comme Marie-Antoinette, et squelettes issus de la tradition de la danse macabre. Héritière du dispositif optique de la lanterne magique, la fantasmagorie consistait en la projection d'image "mouvementés", semblant surgir de toute part, accompagnés de dispositif sonores et acoustisques, de fumée et autre vapeur. Soit une véritable expérience, sans doute, pour le spectateur de l'époque...
Voici la "réclame" qu'en faisait en 1798 Robertson, "physicien-aéronaute":

"Apparitions de spectres, Fantômes et Revenans, tels qu’ils ont dû et pu apparaître dans tous les temps, dans tous les lieux et chez tous les peuples. Expériences sur le nouveau fluide connu sous le nom de Galvanisme, dont l’application rend pour un temps le mouvement aux corps qui ont perdu la vie… "


Peu d'oeuvres donc, présentées dans la petite salle d'actualité des Arts Graphiques, mais une sélection intéressante : comme l'indique le dossier, il s'agit de montrer comment convergent les arts de l'image avec les arts du spectacle, comment la représentation des spectres sous les formes de la grisaille, de la perte de netteté vont donner naissance, au tournant du 20e siècle, au goût de la photographie spirite.

Nous avions déjà relevé à quel point la photographie - mais aussi, par la suite, le cinématographe, cette "écriture de lumière"-  était un art propice à l'apparition des spectres. Cela tient en partie à des raisons techniques, que le passage de la photographie argentique à la photographie numérique a très largement remis en question : là où la première technique faisait intervenir la notion de trace, d'empreinte lumineuse, de révélation, la deuxième fonctionne davantage par recomposition. C'est ce qui fait dire à Roland Barthes dans La Chambre claire que "la photographie est littéralement une émanation du référent", ajoutant que "la photo de l'être disparu vient me toucher comme les rayons différés d'une étoile" (p.128). En somme, la photographie a rejoué le rôle auparavant dévolu à ce que les Romains nommaient les imago, ces moulages des têtes des morts qu'ils gardaient dans l'atrium : conserver le souvenir du disparu, et ce de manière très physique - ou chimique, dans le cas de la photographie.

En tout cas, ces photographies spirites, censées être le reflet de la communication avec l'au-delà d'une médium américaine vers 1900 (Agnès Healy) nous apparaissent plutôt aujourd'hui en leur qualité de photomontages, mais aussi comme les témoins de la fascination d'une époque pour la technique photographique et pour la croyance en l'au-delà. On en trouvera un aperçu historique ici.

L'exposition s'accompagne d'une série de rencontres et de projections, avec des intervenants comme Georges Didi-Hubermann, ou encore Avita Ronell. Une "carte blanche" est également proposée à Kiyoshi Kurosawa, ce cinéaste japonais dont les oeuvres sont peuplées de revenants et de fantômes, mais dont l'univers est toujours ancré dans une réalité sociale, donnant une image bien sombre du Japon contemporain. Et c'est peut-être là l'aspect le plus intéressant de ces iconographies, images et récit du retour des morts : ils nous parlent toujours des vivants, dans leur rapport avec la mort certes, mais aussi avec la mémoire, voire avec leur propre présent. On se souviendra par exemple que Elfriede Jelinek, auteur autrichienne, prix Nobel de Littérature, utilise souvent la figure du mort-vivant dans sa dimension la plus subversive, pour évoquer un passé qui ne passe pas dans la société autrichienne contemporaine (la mémoire du passé nazi). On pourra également se rappeler de la charge politique du film de Georges Romero, La nuit des morts-vivants, en 1968. Le fantôme, comme le mort-vivant, interrogent tous deux le présent dans son rapport au passé.
Ainsi, les photographies spirites d'Agnès Healy font apparaître les spectres des morts mais aussi des fantômes de chefs amérindiens, comme une étrange manifestation d'un retour du refoulé à l'époque où l'on massacrait ces populations.

Pour aller plus loin, on pourra consulter :
- le dossier de l'exposition, avec le programme des rencontres et des films projetés.
- le beau catalogue de la Maison européenne de la photographie. Clément Chéroux et al.Le troisième oeil: la photographie et l'occulte, Paris, Gallimard, 2004.

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Poursuite du blog...

Puisque le cours lié au blog ("Littérature et photographie") s'est achevé en décembre dernier, la question de la poursuite des publications s'est posée.
Les messages précédents peuvent bien entendu être toujours consultés, et constituent un parcours en image et en texte, centré autour des oeuvres de Roland Barthes et de W.G. Sebald. L'idée était de proposer aux étudiants de revoir les oeuvres (peintures ou photographies) évoquées en cours.
Après réflexion, j'ai décidé de poursuivre ce blog, cette fois-ci sous la forme d'un carnet de recherche : sa vocation change, mais pas son objet, puisqu'il portera principalement sur les rapports entre la fiction et la photographie, sur le roman contemporain européen, et sur des problématiques liées à la mémoire collective.
En tant que carnet de recherche, il s'agira principalement d'ouvrir des pistes de réflexion, de faire découvrir le travail d'autres photographes, de renvoyer à d'autres recherches ou à d'autres sites internet, de proposer (parfois) des analyses plus approfondies.
Bien entendu, on y reparlera plus d'une fois de W.G. Sebald, ou encore de Roland Barthes...

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