Archive for décembre 2010

Pour conclure...

L'idée générale de ce cours sur Barthes et Sebald était d'approcher l’essence, voire tenter de définir une ontologie de la photographie par les textes et par le rapport texte / image. Au terme de ce parcours, y a-t-il, comme se le demandait Barthes, une essence de la photographie ou, du moins, des constantes qui apparaissent ? On s'aperçoit qu'il n'y a pas de réponse définitive mais nombre de pistes de réflexion ouvertes... En voici donc quelques-unes :
1. Photographie et temps
On a pu constater que la photographie s'inscrivait dans une temporalité particulière (juxtaposition temporelle, feuilleté de temps, "il est mort et il va mourir" écrit Barthes en-dessous du portrait de Lewis Payne, condamné à mort).

2. Photographie et rapport au réel
A la différence de la peinture, le référent adhère dans la photographie. Ce que nomme Barthes "ça a été" renvoie à la fois au passé mais aussi à ce qu'on pourrait nommer attestation d'existence (c'est, en gros, l'idée d'une valeur documentaire de la photographie). On se rend compte que l'équation photographie = image fidèle du réel doit être dépassée et que les rapports entre photographie et réalité sont en fait bien plus complexes…Ainsi, la photographie seule ne suffit pas pour avoir accès au passé (et au réel).
Ceci paraît avoir force d'évidence, mais la croyance d'une équivalence entre monde réel et monde photographié nourrit l'illusion que la photographie est une lucarne, une fenêtre fidèle ouverte sur le réel.


3. Photographie et éthique
C’est une question importante qui a fait souvent retour dans nos réflexions, à laquelle il est difficile de répondre. Y a-t-il une éthique de la photographie ? Cette interrogation est surtout présente dans les œuvres de Sebald. A partir de nos lectures d'Austerlitz, nous pouvons retenir deux éléments:
  • L’éthique se situe parfois hors image : ne pas vouloir tout montrer est, en soi, la marque d'une volonté de préserver une éthique de l'image (par exemple, lorsque Sebald choisit de ne pas montrer les images du camp de Terezin, pourtant vues et évoquées par son personnage, Jacques Austerlitz).
  • S’il y a une éthique de la photographie, elle se construit donc dans une éthique du regard et dans une éthique de l’écriture. Chez Sebald, elle se construit dans le rapport des images entre elles, invitant le regardeur à y être attentif. Ainsi, l'ethique de la photographie passe par la pratique du montage (qui renvoie aussi le lecteur à sa responsabilité, qui l'invite à être attentifs aux liens existant entre les images, à se faire déchiffreur). 

Cette question d'une éthique de l'image, fondamentale, était déjà soulevée par Walter Benjamin, qui regrettait que l'esthétique puisse prendre le pas sur l'éthique et le politique, par exemple dans les photographies de Renger-Patzsch ("le monde est beau", voilà ce que nous disent ces photographies, écrivait Benjamin. La dimension esthétique de ces photographies était pour lui leur seul contenu, évacuant toute dimension politique ou historique.)
Dans une moindre mesure, c'est cette même dimension esthétique, allant vers davantage de netteté et répondant à un désir de voir, qui a pu justifier les retouches discrètes opéré sur les photographies prises par les Sonderkommando d'Auschwitzévoquées par Didi-Hubermann dans Images malgré tout. De manière plus proche, L. Brogowski faisait la remarque suivante dans un article consacré au documentaire:

"On s’est plaint d’ailleurs récemment des images de bombardement spectaculaires avec les bombes conduites au laser en Afghanistan ou en Iraq, en disant qu’elles n’étaient pas assez nettes. Ainsi la dimension éthique de l’usage fait de ces images, à savoir la question de la crédibilité des conférences de presse de l’armée américaine, a été noyée dans la dimension esthétique (images trop floues). C’est Walter Benjamin qui s’est rendu compte le premier de l’esthétisation de la politique à l’ère de la photographie où l’image tient lieu de pensée." (Leszek Brogowski, "Zola fuit hic. Le documentaire: dispositif photographique, dispositif littéraire", in Littérature et photographie, op.cit)

3. Image et fiction
L'image se trouve bien souvent prise dans les entrelacs de la fiction, comme si elle n’était qu’un support…D’où les dangers de la photographie : objet de fiction, elle suscite aussi la fiction (toutes les fictions). Il faut donc bien une éthique du texte. Si l'usage de la légende peut être nécessaire, comme l'avait déjà souligné Walter Benjamin, il doit être manié avec parcimonie :  comme l’a vu avec l’usage de la légende chez Barthes, ou encore avec Cinq relations entre le texte et l’image de Boltanski, le texte oriente absolument notre lecture de l'image, avec tous les avantages et les inconvénients que cela peut comporter.

4. La photographie est-elle dangereuse?
Il y a, sans doute des dangers de la photographie. Mais l’image en soi, et la photographie, ne peuvent être diabolisées : le problème réside quasi toujours dans les usages qui en sont fait. Sur cette question, les oeuvres de Sebald nous proposent une réflexion riche quoique indirecte, puisqu'elle est menée par le biais du récit (et non de l'essai). 
On pourra poursuivre la réflexion avec l'article de Susan Sontag "Dans la caverne de Platon" (Sur la photographie, p.13-44) qui rappelle à quel point "le contenu éthique des photographie est fragile", mais aussi en lisant Marie-Josée Mondzain, Les images peuvent-elles tuer? 
On pourra commencer aussi avec cette interview de Marie-José Mondzain ("Qu'est-ce qu'une image?")

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Melancholia (deuxième partie)

Images de la vanité dans La Chambre claire

Nombre d'images utilisées par Roland Barthes nous montrent que la photographie est du côté de la Vanité, du memento mori, de la nature morte. On trouve un avatar du sablier lorsque Barthes rappelle que les premiers appareils photos relevaient de "la mécanique de précision" : "les appareils, au fond, étaient des horloges à voir, et peut-être en moi, quelqu’un de très ancien entend encore dans l’appareil photographique le bruit vivant du bois." (p.33). De même, on retrouve une 'image du crâne sous la forme du masque : la photographie, écrit-il, est "la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts" (p.56). La photographie est subversive, nous dit-il encore, "non lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive", lorsqu'elle devient "oeil qui pense" (p.65 et p.77); autrement dit lorsqu'elle nous incite à la contemplation, qu'elle se fait méditative comme les peintures de vanités ou de ruines... Et, ajoute-t-il, la photographie "doit être silencieuse", comme le sont les vanités où s'étouffe toute musique (vanités nommés Still life, soit "vies silencieuses" en anglais). Enfin, il en vient à parler de "mélancolie de la photographie": "je ne puis jamais voir ou revoir dans un film des acteurs dont je sais qu’il sont morts, sans une sorte de mélancolie : la mélancolie même de la photographie." (p.124)

Caspar David Friedrich, Moine devant la mer (1808-1810)
Sebald : ruines, natures mortes et autres images de la vanité

Muriel Pic évoque toutes "ces natures mortes, crânes, et ruines, toutes les images naturalistes" comme images de la vanité. On pourrait ajouter d'autres images, qui renvoient à l'imaginaire mélancolique et saturnien: la fumée, la cendre, la poussière, voire certaines conditions atmosphériques qui, à l'image du Moine devant la mer de Caspar David Friedrich, définit autant un paysage extérieur qu'une certaine géographie interieure. 

Anselm Kiefer, Melancholia (1988) Cendres sur photos sur plomb dans un cadre vitré en acier 170x230cm. 
Hara, Museum of Art, Japon
Anselm Kiefer, pour sa Melancholia, choisit d'utiliser la cendre et se souvient aussi des atmosphères de Friedrich, tout en portant le poids d'une histoire destructrice, de cette "tombe creusée dans les airs", en se souvenant sans doute des derniers vers de la Fugue de mort de Celan (Todesfuge):
"(...) la mort est un maître venu d'Allemagne
tes cheveux d'or Margarete
tes cheveux de cendre Sulamith"
Une des rares reproduction picturale dans Austerlitz de Sebald semble figurer un territoire intérieur, à la manière de Friedrich : il s'agit d'une aquarelle de Turner, Funeral at Lausanne (1841), "époque à laquelle Turner, ne pouvant presque plus voyager, était de plus en plus hanté par l’idée de sa mort" (p.154).

Turner, Funeral at Lausanne (1841), Tate Gallery

Les images de ruines, déjà étudiées, participent aussi à la mélancolie du récit, comme ces constructions surdimensionnées "qui projettent déjà l’ombre de leur destruction et qu’elles sont d’emblée conçues dans la perspective de leur future existence à l’état de ruines." (p.30) On trouve aussi un avatar du sablier sous la forme de la photographie d'une montre cassée, page 140 (là encore, il s'agit d'une allégorie de l'Histoire, marqué par une temporalité hors de ses gonds). De manière plus explicite, Sebald utilise clairement le terme de nature morte pour désigner les objets hétéroclites d’une épicerie à Terezin, l’Antikos Bazar, « le seul magasin de Terezin ». On est enclin à voir dans la photographie (p.268) un memento mori, et face à ces objets "qui ont survécu à leurs propriétaires", on pense au travail de Christian Boltanski déjà évoqué. 
D'autres images pourraient être relevées, mais on pourra encore citer une référence claire à la mélancolie dans le texte : alors que Marie lui prête un manuel de médication édité à Dijon en 1755 "pour toute sortes de maladies, internes et externes, invétérées et difficiles à guérir", Austerlitz avoue qu’il l'a lu souvent et qu'il s'est intéressé, notamment, aux recettes destinées "à laver le sang des sécrétions de bile noire, à chasser la mélancolie." Et, à partir de cette lecture, il dit avoir "repris confiance en (lui) et recouvré la mémoire" (p.367).

La photographie, ou la mélancolie même?

Nos auteurs sont enclins à voir la photographie comme la figuration même du regard mélancolique. En effet, il y a une lucidité du mélancolique, qui pose sur le monde et les choses le regard de l'adieu...La photographie est donc l'occasion par excellence de saisir un monde en partance, un monde qui disparait. 
Au-delà de ce qu'elle figure, la photographie serait donc mélancolique dans son essence même. Susan Sontag souligne cet aspect dans ses essais sur la photographie:
"Mais on ne peut redonner vie au vieux monde […] c’est là l’aspect pathétique, donquichottesque, de l’entreprise photographique ». (p.113, "Objets mélancoliques", Sur la Photographie, Christian Bourgois, 2008). 
Le regardeur, le Spectator de la photographie est donc toujours condamné à la mélancolie : si la préservation du passé peut être éventuellement garanti, figé dans l'image, la résurrection du passé reste un échec. Mais Sebald, dépasse ce constat: en préservant le vœu d'une restitution du souvenir, voire d'une possibilité de ressusciterle passé par le montage. Il donne ainsi chair et corps non seulement au passé, mais surtout à une expérience du passé. C’est en ce sens qu’on peut dire que, si l’œuvre de Sebald est profondément mélancolique, elle va au-delà de cette mélancolie.

La photographie est sans doute, si l'on en croit toute une lignée d'auteurs qui se sont intéressés à la photographie, un art mélancolique, sinon un art en prise directe avec la mort et la disparition. Denis Roche a par exemple intitulé un de ses livres sur la photographie Le boîtier de mélancolie et Susan Sontag la nomme "antiquité instantanée". Susan Sontag insiste d'ailleurs beaucoup sur cet aspect (p.29) : "La photographie est un art élégiaque, un art crépusculaire. Par la seule vertu de la photographie, l’aile du pathétique effleure presque tous les sujets. Toutes les photos sont des memento mori. Prendre une photo, c’est s’associer à la condition mortelle, vulnérable, instable d’un autre être (ou d’une autre chose)."
Sebald comme Barthes s'inscrivent dans la tradition d'une ontologie de l'image photographique, qui remonte plus loin qu'André Bazin et son "complexe de la momie": souvenez-vous par exemple de la légende du daguérréotype, de certains passages de la Petite histoire de la photographie de Walter Benjamin ou encore des mythes fondateurs de la peinture. On y trouve semblable volonté de saisir ce qui disparaît, de porter sur le monde ce regard de l'adieu qui est celui du mélancolique. En ce sens, toute image peut être marquée par cette mélancolie fondatrice, même si la photographie paraît encore plus sensible à l'idée d'une rétention du passé. Ceci s'explique sans doute, d'ailleurs, par notre croyance forte en la photographie comme reproduction fidèle du réel et du monde : ainsi, chaque photographie serait un morceau authentique du monde arraché, par l'image, à la disparition et à l'engloutissement.

(Photographies : Josef Sudek, De la fenêtre de mon atelier, 1948)

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Melancholia (première partie)


D. Fetti, La mélancolie (vers 1618)

La mélancolie, "ce bonheur d'être triste" (Victor Hugo) a une histoire très longue en Occident, et réapparaît sans cesse sous diverses formes et noms. On ne pourra donc proposer un historique de la notion, mais il s’agira plutôt de s'interroger sur les visages de la mélancolie dans les œuvres de Sebald et de Barthes, tout en proposant en parallèle une brève approche iconographique (picturale et photographique).

Prenons pour point de départ l'étymologie : melankholia signifie "bile noire" en grec et ce fut d'abord un terme médical, utilisé par Hippocrate, puis par Galien, approche qui orientera durablement la médecine occidentale avec la théorie des humeurs. Avec le christiannisme s'introduira l'idée de faute et de paresse, et le sentiment de vide existentiel (l'acedia, soit ce sentiment de "tristesse accablante" ce dégoût de l'action, considérée comme un péché par Thomas d'Aquin). 
Au Moyen-âge et à la Renaissance, la doctrine médicale va rencontrer la théorie astrologique : Saturne, astre lourd, froid et sec devient ainsi la planète des mélancoliques, cette fameux astre noir qu'on trouve dans le poème de Nerval. La filiation saturnienne se retrouve d'ailleurs chez nombre de poètes, et l'une des oeuvres de W.G. Sebald s'inscrit directement dans cette lignée (Les anneaux de Saturne, Actes Sud, 1999).
Au 19e, la mélancolie est le "mal du siècle", pourtant source de création et, dans l'iconographie, elle est surtout une atmosphère, faite de brumes et de grisaille (ci-contre, L'île des morts de Böcklin, troisième version, 1883) Les atmosphères de Sebald en sont parfois très proches. 
Ensuite, les théories de la mélancolie deviennent plus scientifiques et elle est alors définie comme un désordre de l'intelligence, une pathologie. Pour Freud, la mélancolie est cette "hémorragie du moi", blessure narcissique et deuil non surmonté.
Il convient également de distinguer la nostalgie (simple remémoration et regret du passé) de la mélancolie, qui renvoie à une absence originelle, à un manque fondamental et qui, de fait, est en rapport avec la ruine. Les ruines sont d'ailleurs souvent point de départ pour la contemplation mélancolique : outre qu'elles évoquent l'incomplétude, le fragmentaire, elles renvoient aussi à la fuite du temps. 
L'iconographie de la mélancolie est très riche. On ne peut sans doute se dispenser de citer l'une de ses plus célèbres représentations, celle de Dürer, dont on trouvera une analyse plus détaillée ici.

Melancolia I, 1514
On y trouvera la position par excellence du mélancolique, la tête appuyé sur sa main, les symboles qui renvoient à la vanité de toutes choses (le sablier, les outils de l'art et de la science..)

Les narrateurs de La Chambre claire et d’Austerlitz sont des êtres mélancoliques, caractérisés par cette "hémorragie du moi" dont parlait Freud, semblant sans cesse en quête d’une part manquante, en proie à des deuils inapaisés. Force est de constater que ces états mélancoliques ne donnent pas seulement naissance à des sujets en souffrance et à la faillite de la parole. La mélancolie d’Austerlitz – et, plus loin, celle de Sebald – est aussi source d’infinie création, fut-elle empreinte de brumes, et à l’origine de nombreuses méditations sur la mémoire individuelle et humaine, à la manière des vanités baroques.  La mélancolie de Roland Barthes, liée au deuil impossible de la mère, est à l’origine de ce texte magistral sur la photographie qu’est La Chambre claire. Il faut donc garder à l’esprit les deux aspects possibles de la mélancolie, à la fois force de création et vertige du vide. Ce qui suit propose quelques pistes pour une approche de la mélancolie dans La Chambre claire et Austerlitz.

Mélancolies de Roland Barthes

La Chambre claire est un texte construit autour d’une absence, d’un deuil impossible, ce que nous montre bien Le Journal de deuil. « Depuis sa mort, Barthes attend sa mère chaque nuit et non, comme le héros proustien, le temps d’une nuit. » (Kathrin Yacavone, "Barthes et Proust : La Recherche comme aventure photographique").
L’intérêt de la photographie, pour Roland Barthes, réside alors dans sa capacité de rétention : « Immobile la photographie reflue de la représentation vers la rétention. » (p.140, La Chambre claire). La photographie réussirait donc là où le récit échoue – puisque ce dernier s’inscrit dans le temps.
Dans un entretien de 1977 sur France Culture (cité par Paul Edwards, dans Soleil Noir. Photographie et littérature, p.29), Barthes reconnaît que ce qui le fascine sans doute dans la photo, c’est son rapport à la mort :  
"Je dirais que la fascination de la photographie, c’est toujours pour moi la fascination du « ça-a-été », « cela-a-été ». Donc, finalement, ce qui me fascine dans la photo […] c’est quelque chose où la mort à son mot à dire, certainement. C’est peut-être une fascination un petit peu nécrophilique […] de ce qui a été mort, mais qui se représente comme voulant être vivant".

On retrouve effectivement cette conception de la photographie dans La Chambre claire : c’est "l’image vivante d’une chose morte" (p.123). Il y a là une hantise de la mort propre au sujet mélancolique, que la photographie permet de conjurer – ou de figurer… On peut, de manière générale, lire toute La Chambre claire dans l’ombre de la mort (celle de la mère) et souligner à quel point tout le vocabulaire en est emprunt (par exemple, le terme de spectrum pour désigner le sujet photographié, par exemple). 

Sebald, l’arpenteur mélancolique

P. de Champaigne, Vanité, première
moitié du 17e siècle
Toutes les œuvres de Sebald peuvent être lues sous le signe de la mélancolie, et de la filiation saturnienne. Si ses œuvres avaient un ton, ce serait sans nul doute celui de l’élégie. Si l’on devait définir son regard, ce serait celui du mélancolique, ce regard de l’adieu qui saisit un monde sur le point de disparaître.
Hantise de la mort, conscience exacerbé du temps – en témoigne l’horloge cassée de Jacques Austerlitz – autant de traits caractéristiques des personnages de Sebald en général, et d’Austerlitz en particulier. Du fait d’une porosité permanente entre la mort et la vie présente dans ses œuvres, les récits de Sebald peuvent apparaître comme des méditations sur la vanité humaine. On verra d’ailleurs que l’iconographie de la vanité – faisant partie de la tradition mélancolique – est très présente dans Austerlitz.
On trouve souvent dans Austerlitz l'idée d'une mémoire lourde, pesante, tel Saturne, cet astre lourd. Dans L'archéologue de la mémoire, c'est cet aspect de pesanteur que souligne Sebald : "Plus vous vieillissez, en un sens, et plus vous oubliez. C’est probablement vrai. D’énormes pans de votre vie s’évanouissent à jamais. Mais ce qui persiste dans votre esprit acquiert un fort degré d’intensité et pèse beaucoup plus lourd, comparativement." (p.57). 
Austerlitz, personnage mélancolique, est un sujet incomplet, fragmenté - un sujet en ruines - qui subit sans cesse le débordement du passé dans le présent.

Les images de la mélancolie : memento mori

Tous ces aspects de la mélancolie pourraient être développés par une lecture attentive des textes. Cependant, pour rester dans la perspective d'une lecture croisée image / texte, nous avons choisi de nous intéresser plus spécifiquement aux images, aux allégories de la mélancolie dans les textes de Sebald et de Barthes. Walter Benjamin faisait en effet le constat suivant: "Le seul plaisir que s’autorise le mélancolique, et c’est un plaisir puissant, est l’allégorie." (Origine du drame baroque allemand). 
Si l'on en croit Muriel Pic, Sebald est un écrivain qui nous met "face à face avec l’anéantissement. C’est sa dimension de poète baroque, une philosophie de la catastrophe soutenue par des natures mortes, au sens littéral et pictural. Quand on se trouve face à ces spécimens on est dans le memento mori. On est dans l'allégorie. Il y a la question de la mort qui d'un coup nous touche par ce que c'est de la nôtre dont il est question. Sebald n’arrête pas de nous enjoindre à la contemplation méditative grâce à ces natures mortes, crânes, et ruines, toutes les images naturalistes." 
L'allégorie est en effet un procédé qui permet la pétrification, cette fameuse "rétention" que permet, selon Barthes, la photographie. L'image de l'automate dans La Chambre claire en est un des avatars, et on trouve aussi une allégorie de l'histoire dans Austerlitz, sous la forme de la photographie de l'ossuaire découvert par les archéologue avec lesquels discute Jacques (p.183).

Sébastien Stosskopf, Grande vanité (1641), Musée de l'Oeuvre Notre-Dame, Strasbourg
Comme on le voit dans la gravure de Dürer, mais aussi dans la vanité de Philippe de Champaigne ou encore dans celle de Stoskopff, on y trouve des éléments symboliques récurrents, comme le sablier, le crâne, les instruments de mesure ou de musique, les livres (ces éléments renvoyant à la vanité des activités humaines, comme l'art ou la science). 
Or, que ce soit dans La Chambre claire ou dans Austerlitz, nombre de ces symboles - prenant parfois une dimension allégorique - sont présents dans le texte, de manière plus ou moins explicite. Il serait bien long de tous les recenser, et nous proposerons dans un deuxième temps de retenir les passages les plus significatifs.

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La Jetée de Chris Marker : vertiges du temps et hantises de la mémoire

La Jetée est un court-métrage de Chris Marker datant de 1963, mêlant anticipation et mémoire(s) des guerres et des destructions de masse de ce « court vingtième siècle ». Alors que Paris a été dévasté et rayé de la carte par une catastrophe nucléaire, les survivants se sont réfugiés dans les souterrains de Chaillot. Cherchant le moyen de sauver la race humaine, ils font des expériences sur des prisonniers, en tentant de les envoyer dans un autre temps.

Mettre en parallèle La Jetée avec Austerlitz de Sebald et La Chambre claire de Barthes nous a paru intéressant à plus d’un titre : d’abord en raison de l’utilisation d’un dispositif photographique, et de l’usage de l’image fixe. Ensuite, en raison de la réflexion sur la temporalité et sur la mémoire collective, marquée par les ruines et la destruction. 
Nous ne pourrons bien entendu développer toutes les réflexions ouvertes par cette œuvre fascinante qui, malgré le temps, garde une puissance indéniable et quasi intemporelle. Il faudrait notamment la situer dans son contexte historique, politique et social pour saisir son origine de manière plus fine. Vous trouverez quelques pistes ici.


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La Jetée (1962)
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Une archéologie de l’image



Le pathéorama ouvert
Ce court-métrage, si l’on en croit Chris Marker lui-même, est né d’une fascination de l’image liée à un objet optique nommé le Pathéorama.

"On devait glisser par le haut un morceau de film – du vrai film, avec perforations – que pressait une roulette de caoutchouc, en tournant un bouton relié à la roulette le film se déroulait image par image. A vrai dire chaque image représentait une scène différente, de sorte que le spectacle s’apparentait plus à une lecture de diapositives qu’à du home cinéma, mais ces scènes étaient des plans, magnifiquement reproduits de films célèbres, Chaplin, Ben Hur, le Napoléon d’Abel Gance…" (Chris Marker, extrait du livret du DVD de La Jetée)
Autrement dit, La Jetée est née de cette fascination de l’image à laquelle donnait accès le Pathéorama, instrument optique du même acabit que la lanterne magique ou encore le praxinoscope. Tous ces dispositifs optiques préfigurent l’image cinématographique, en mouvement : La Jetée peut donc être lue – ou plutôt vue – comme une archéologie du cinéma, comme la mémoire d’un temps où les images prenaient naissance dans l’obscurité d’une chambre noire.
Le pathéorama pouvait s'adapter sur une lanterne magique, et être ainsi projeté.
L’image photographique ou le vertige du temps

En effet, le court-métrage est entièrement réalisé à partir de photographies, procédé original qui, loin de figer le propos, donne une force singulière aux images. Ce dispositif permet de rendre encore plus sensible la juxtaposition temporelle, avec l’imbrication du passé, du présent et du futur, mises en avant dans le film. Nous sommes bien là dans une temporalité de hantise, mais aussi face à cette "composition d’anachronismes" dont parlait Georges Didi-Huberman au sujet de la démarche d’Aby Warburg.
Cette temporalité particulière, non chronologique et non soumise à un déroulement temporel linéaire, seul l’usage de la photographie pouvait sans doute l’instaurer. D’ailleurs, Chris Marker pense la mémoire davantage en terme d’espace qu’en terme de temporalité :
"Dans nos moments de rêverie mégalomaniaque, nous avons tendance à voir notre mémoire comme une espèce de livre d’Histoire : nous avons gagné et perdu des batailles, trouvé et perdu des empires. A tout le moins nous sommes les personnages d’un roman classique ("Quel roman que ma vie!"). Une approche plus modeste et peut-être plus fructueuse serait de considérer les fragments d’une mémoire en termes de géographie. Dans toute vie nous trouverions des continents, des îles, des déserts, des marais, des territoires surpeuplés et des terrae incognitae. De cette mémoire nous pourrions dessiner la carte, extraire des images avec plus de facilité (et de vérité) que des contes et légendes. Que le sujet de cette mémoire se trouve être un photographe et un cinéaste ne veut pas dire que sa mémoire est en soi plus intéressante que celle du monsieur qui passe (et encore moins de la dame), mais simplement qu’il a laissé, lui, des traces sur lesquelles on peut travailler, et des contours pour dresser ses cartes."
(extrait du livret du DVD-Rom Immemory de Chris Marker)

Hantise, spectralité et mémoire collective

Pour ce court-métrage, Marker s'est notamment inspiré de Vertigo de Hitchcock (Sueurs Froides, en français) dont on trouve des citations dans La Jetée (avec, notamment, la photographie du séquoia millénaire au Jardin des Plantes). Or, Vertigo est une histoire de revenance et de hantise (vous trouverez quelques pistes d'analyses ici). D'ailleurs, la trame de La Jetée est reprise à son tour, assez fidèlement d'ailleurs, par Terry Gilliam avec L'armée des douze singes.
De manière parallèle à Jacques Austerlitz recherchant l'image de sa mère et ses souvenirs, le personnage principal de La Jetée est "marqué par une image d'enfance", qui est en vérité l'image de sa propre mort. Dans La chambre claire, Barthes disait sa volonté d'"entourer de (s)es bras ce qui est mort, ce qui va mourir" avec la photographie, et qu'il mettait souvent en avant les liens existant entre photographie et mort. Là encore, il faudrait développer cette idée, mais notons que, si l'image fixe est perçue comme spectrale par Barthes comme par Sebald, c'est aussi car elle est déceptive : on ne possède rien avec une image. Le fantasme de ralentissement ou de grossissement l'image pour mieux voir ce qui se cache derrière elle ne révèle que sa nature spectrale, insaisissable (on le voit par exemple lorsque Jacques Austerlitz ralentit les images du film de propagande de Terezin, croyant pouvoir y distinguer sa mère - et y trouver la réponse à sa propre énigme, à son passé). Dans La Jetée, on pourrait être tenté d'y voir le mouvement quasi inverse, lorsque les images de la femme aimée se succèdent plus rapidement et que l'image est sur le bord d'être animée, vivante, présente.
Mais dans La Jetée, le personnage principal croit pouvoir voyager dans le temps et retrouver celle qu'il a aimé : il va en vérité se précipiter vers sa propre mort. Alors qu'il croit retrouver, il ne fait que perdre. Ce dispositif donne d'ailleurs à La Jetée une structure circulaire vertigineuse, où temps de l'enfance et temps de la mort, passé et présent se rejoignent absolument. 

Enfin, on pourrait aussi souligner la proximité thématique de La Jetée avec les oeuvres de Sebald. La Jetée porte en effet la mémoire collective des destructions de masse, figurées par les ruines de Paris (probablement des photographies de Paris détruite pendant la guerre), mais aussi, de manière plus précise, la mémoire de la Shoah et des camps d'extermination. Les expériences menées dans les souterrains font signe en ce sens et, lorsqu'il découvre l'homme qui mène les expériences, le personnage principal voit "un homme sans passion": nous sommes bien là dans le constat d'une "banalité du mal" soulignée notamment par Hannah Arendt.
Le monde décrit par Chris Marker est aussi un monde, en ruines, marqué par la mémoire des destructions (guerres, bombe atomique, génocide) inscrit dans une temporalité de hantise où se mêlent passé, présent et futur. "La police du camp épiait jusqu'aux rêves": cette volonté de contrôle totale, comme l'instrumentalisation du passé nous font entrer de plain-pied dans un univers totalitaire, tel qu'il a pu être décrit, par exemple, par Ismaël Kadaré dans Le palais des rêves (1981) décrivant un monde où l'administration collecte, classe et interprète les rêves des habitants.
On pourra prolonger le voyage dans cet univers post-apocalyptique avec le film d'Andrei Tarkovski, Stalker, ou encore en lisant les récits d'Antoine Volodine (Des anges mineurs, ou Songes de Mevlido par exemple).



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Hantises et retour du passé : le temps hors de ses gonds

Les oeuvres de W.G. Sebald et de R. Barthes mettent en scène des sujets hantés (par le passé, par les morts, par le temps collectif ou intime, etc.).
Dans Austerlitz, les symptômes physiques du personnage sont la manifestation concrète d'un "retour du refoulé" lié à un oubli de son passé. Dans La Chambre claire de Roland Barthes, la hantise naît davantage d'un trop-plein de passé, avec la présence trop pleine dans le présent de la mère morte.
Dans les deux cas, le rapport au passé est problématique, et il faut sans cesse chercher à l'éclairer, à le faire revenir. Or, ce retour se fait principalement par le biais de l'image : Roland Barthes comme Austerlitz, le personnage de Sebald, cherchent de manière compulsive à posséder une image de la mère (et, par là même, à posséder leur passé).
Le choix de la photographie, de ce médium en particulier, a-t-il un lien avec ces hantises? Il s'agira de chercher si la photographie instaure, par son essence même, un rapport particulier aux spectres, à la hantise du passé.

Mémoire des morts et des disparus

C. Parmiggiani, Sans titre, papillons brûlés et fumée (1998)
Dans nombre des livres de Sebald, vivants et morts semblent coexister. Dans Campo Santo, recueil de textes publié à titre posthume et portant sur la Corse, Sebald évoque la visite d'un cimetière à Piana, occasion d'une réflexion sur les rites funéraires corses et la place des morts dans notre présent :
"Maintenant, alors que nous en sommes arrivés au point où le nombre des êtres vivants sur la terre a triplé au cours de seulement trois décennies et triplera encore à la prochaine génération, nous n’avons plus besoin d’avoir peur du peuple autrefois tout-puissant des morts. Ils perdent de plus en plus leur pouvoir. Il ne peut plus être question de souvenir éternel ou de culte des ancêtres. Bien au contraire, il faut maintenant que les morts soient mis à l’écart, aussi vite et aussi totalement que possible." (p.38-39)
Il évoque également la manière dont le monde des morts n'étaient pas séparés de celui des vivants :

"On ne les [les morts] considéraient pas comme des êtres à tout jamais relégués dans l’éloignement incertain de l’au-delà, mais comme des présents toujours présents, qui simplement se trouvaient dans un état particulier et constituaient, dans la communità dei defunti, une sorte de communauté solidaire, opposée à ceux qui n’était pas encore morts."

Dès les mythes fondateurs de la peinture, il y a la volonté de garder présent l'absent, de se souvenir des disparus, d'en préserver la trace, l'empreinte (voir Pline, et la postérité de cette légende de la fille du potier, mais aussi, sur la photographie, le texte d'Alexander Kern. Tous ces textes se trouvent dans l'anthologie de textes).

C. Parmiggiani, Sans titre, fumée et suie sur bois (2004)
La photographie : un art spectral par excellence?

Dans un texte célèbre sur la photographie ("Ontologie de l'image photographique", in Qu'est-ce que le cinéma), André Bazin fait du "complexe de la momie" l'origine même de la peinture et de la sculpture:

"Une psychanalyse des arts plastiques pourrait considérer la pratique de l’embaumement comme un fait fondamental de leur genèse. A l’origine de la peinture et de la sculpture, elle trouverait le "complexe de la momie". La religion égyptienne dirigée tout entière contre la mort, faisait dépendre la survie de la pérennité matérielle du corps. Elle satisfait par là à un besoin fondamental de la psychologie humaine : la défense contre le temps. […] La première statue égyptienne, c’est la momie de l’homme tanné et pétrifié dans le natron."

L'art s'est ensuite libéré de ces croyances magiques et, peu à peu, on ne croira plus "à l'identité ontologique du modèle et du portrait" mais "on admet que celui-ci sert à nous souvenir de celui-là".
Contre l'oubli, Roland Barthes affirme semblable besoin du souvenir, la "nécessité du "Monument": "memento illam vixisse", "souviens-toi que celle-là a vécu", écrit-il dans Le Journal de deuil (p.125).

L'image a, par son étymologie même, un rapport avec la mort: l'imago, c'était ce moulage de la tête des morts que les Romains gardaient dans l'atrium. "Spectrum": c'est justement le mot que Barthes choisit dans La Chambre claire pour désigner celui qui est photographié... De même, Walter Benjamin était attentif au rapport entre la photographie et la mort dans sa "Petite histoire de la photographie".
Le "ça-a-été" de la photographie sur lequel insiste Roland Barthes, souligne la dimension de conservation du passé propre à ce médium, mais aussi sa capacité à entretenir la possibilité d'une résurrection du passé. Par là même, la photographie entretient l'illusion d'une présence fantomatique des absents.

C. Cahen, Traverses, installation vidéo (2002)
Temps intime et temps collectif de la hantise

La hantise peut être la marque d'un deuil non résolu. C'est en tout cas, si l'on en croit la théorie freudienne, la marque d'un refoulement : le spectre du petit Hans, écrit Freud dans Cinq psychanalyses (Paris, PUF, p.180), c'est ce qui "est demeuré incompris (et) fait retour comme une âme en peine" et qui n'a "de repos jusqu'à ce que soient trouvées résolution et délivrance."
Du point de vue intime, le retour du passé se traduit souvent, dans nos textes, par des symptômes physiques (c'est le cas d'Austerlitz) ou des états mélancoliques (Barthes, dans le Journal de deuil).

Cependant, chez Sebald, le temps intime rejoint le temps collectif : Jacques Austerlitz est également en proie à une hantise collective.Ainsi la  Shoah semblme présente à chaque page, mais le sujet est souvent abordé de biais, que ce soit dans le texte ou dans l’image.
Roland Barthes est également sensible à une temporalité d'ordre plus collectif. Il prend acte, d'ailleurs, des changements instaurés par l'apparition de la photographie dans le rapport au passé : auparavant, c'est le Monument qui servait de "substitut de la vie" et qui prenait en charge la mémoire du passé; mais "la société moderne" y a renoncé. C'est à présent "la Photographie, mortelle" qui se fait "le témoin général et comme naturel de "ce qui a été" (La chambre claire, p.146). Il note aussi, avec beaucoup de lucidité: "Et sans doute, l’étonnement du "ça a été" disparaîtra, lui aussi. Il a déjà disparu. J’en suis, je ne sais pourquoi, l’un des derniers témoins […] et ce livre en est la trace archaïque."
Ainsi, cette temporalité propre à la photographie, que Walter Benjamin désignait sous le terme d'"aura" ("l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il") est selon Roland Barthes vouée à disparaître. L'étonnement, la présence du passé dans le présent propre à l'expérience photographique, sa puissance de hantise en somme, pourrait devenir caduque dans notre époque qui, écrit-il, ne parvient plus à concevoir la durée et dénie "le mûrissement". 

A. Gardner, Portrait de Lewis Payne (1865)
"Il est mort et il va mourir"
La temporalité de la hantise : le temps hors de ses gonds

Ce qui est intéressant, c'est la temporalité dans laquelle nous fait entrer l'état de hantise: il s'agit, pour reprendre la formule de Shakespeare dans Hamlet, d'un "temps hors de ses gonds" ("out of joint"), un temps feuilleté où vivants et morts coexistent.
On trouve dans Austerlitz le constat suivant:
"Il ne me semble pas que nous connaissions les règles qui président au retour du passé, mais j'ai de plus en plus l'impression que le temps n'existe absolument pas, qu'au contraire il n'y a que des espaces imbriqués les uns dans les autres (ineinander verschaltete Raüme) selon les lois d'une stéréométrie supérieure, que les vivants et les morts au gré de leur humeur peuvent passer de l'un à l'autre (...)" (p.256)

Or la photographie, si l'on en croit les analyses de Walter Benjamin (mais aussi certaines pages de Sebald ou de Barthes!) est l'art par excellence de la juxtaposition des temporalités. Au sujet de la photographie de Lewis Payne, prise juste avant son exécution par pendaison, Barthes écrit :
"Je lis en même temps : cela sera et cela a été; j'observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l'enjeu". C'est, dit-il, "une catastrophe qui a déjà eu lieu." Roland Barthes nomme cette temporalité le "vertige du Temps écrasé" (p.150-151).

Le montage : une conception de l'histoire, une temporalité de hantise

Une pratique utilisée par Sebald correspond bien à cette idée d'une temporalité de hantise : c'est la pratique du montage, déjà préconisée par Walter Benjamin. Cette méthode, écrit Muriel Pic dans son ouvrage sur Sebald, "implique une politique de la mémoire visant à voir autrement le passé que depuis le point de vue de l’histoire. Le montage cumule des voix, des témoignages, il opère un agencement collectif d’énonciations." (Muriel Pic, L'image-papillon, op.cit.)
Nous ne pourrons pas développer ce dernier point, mais il faut souligner que la photographie participe de cette pratique du montage chez Sebald.
Nous pourrions la comparer au travail effectué par Bertold Brecht dans son ABC de la guerre, dans lequel le montage d’images permet d’opérer un démontage de l’histoire (pour approfondir ce point, voir Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, L'oeil de l'histoire I, Paris, Minuit, ou une analyse très intéressante sur ce blog). 
On peut également faire référence, pour cette approche de l'image et de l'histoire par le montage, aux travaux de l'historien de l'art Aby Warburg, largement commentés par Georges Didi-Huberman (L'image survivante. Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Minuit, 2002).

Aby Warburg, Mnemosyne-Atlas, n°79 (1926)
Aby Warburg avait en effet un projet d'atlas de la mémoire, nommé Mnemosyne, qu'il nommait lui-même "une histoire de fantôme pour adultes". Warburg cherchait, en traquant les ressemblances entre les images, à rendre visible les survivances de l'antiquité dans la culture occidentale. On le voit : il s'agit de montrer la "capacité de revenance, de hantise" (Didi-Huberman) des images, montrer par la force du montage une histoire de l'art sans texte.

Austerlitz est lui-même historien de l'architecture, s'intéressant à "l'architecture de l'ère capitaliste", et il dit préparer "une étude exclusivement axée sur ses propres vues relatives aux airs de famille existant entre tous ces bâtiments" (gares, cours de justice, établissements pénitentiaires, bourses...). On peut aussi se souvenir de la manière dont la forme octogonale fait retour dans nombre des images d'Austerlitz.


On pourra terminer, sans clore le sujet de la hantise et de l'image survivante, avec ces quelques lignes de Georges Didi-Huberman, dans Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise :

C. Parmiggiani, Polvere (1998)
"Si les choses de l'art commencent souvent au rebours des choses de la vie, c'est que l'image, mieux que toute autre chose, probablement, manifeste cet état de survivance qui n'appartient ni à la vie tout à fait ni à la mort tout à fait, mais à un genre d'état aussi paradoxal que celui des spectres qui, sans relâche, mettent du dedans notre mémoire en mouvement. L'image serait à penser comme une cendre vivante. Déjà, Nietzsche affirmait que "notre monde tout entier est la cendre d'innombrable êtres vivants" - refusant par conséquent "de dire que la mort serait opposée à la vie"." (p.16)

(En illustration, des oeuvres photographiques et des installations qui s'inscrivent, à mon sens, dans cette perspective de la hantise et de la survivance évoquée au sujet des oeuvres de Barthes et de Sebald : oeuvres de Christian Boltanski, de Claudio Parmiggiani, de Robert Cahen et les photographies du travail d'Aby Warburg).


R. Cahen, Traverses (2002), installation vidéo

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