La Jetée de Chris Marker : vertiges du temps et hantises de la mémoire

La Jetée est un court-métrage de Chris Marker datant de 1963, mêlant anticipation et mémoire(s) des guerres et des destructions de masse de ce « court vingtième siècle ». Alors que Paris a été dévasté et rayé de la carte par une catastrophe nucléaire, les survivants se sont réfugiés dans les souterrains de Chaillot. Cherchant le moyen de sauver la race humaine, ils font des expériences sur des prisonniers, en tentant de les envoyer dans un autre temps.

Mettre en parallèle La Jetée avec Austerlitz de Sebald et La Chambre claire de Barthes nous a paru intéressant à plus d’un titre : d’abord en raison de l’utilisation d’un dispositif photographique, et de l’usage de l’image fixe. Ensuite, en raison de la réflexion sur la temporalité et sur la mémoire collective, marquée par les ruines et la destruction. 
Nous ne pourrons bien entendu développer toutes les réflexions ouvertes par cette œuvre fascinante qui, malgré le temps, garde une puissance indéniable et quasi intemporelle. Il faudrait notamment la situer dans son contexte historique, politique et social pour saisir son origine de manière plus fine. Vous trouverez quelques pistes ici.


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La Jetée (1962)
envoyé par ElMariachi333. - Films courts et animations.

Une archéologie de l’image



Le pathéorama ouvert
Ce court-métrage, si l’on en croit Chris Marker lui-même, est né d’une fascination de l’image liée à un objet optique nommé le Pathéorama.

"On devait glisser par le haut un morceau de film – du vrai film, avec perforations – que pressait une roulette de caoutchouc, en tournant un bouton relié à la roulette le film se déroulait image par image. A vrai dire chaque image représentait une scène différente, de sorte que le spectacle s’apparentait plus à une lecture de diapositives qu’à du home cinéma, mais ces scènes étaient des plans, magnifiquement reproduits de films célèbres, Chaplin, Ben Hur, le Napoléon d’Abel Gance…" (Chris Marker, extrait du livret du DVD de La Jetée)
Autrement dit, La Jetée est née de cette fascination de l’image à laquelle donnait accès le Pathéorama, instrument optique du même acabit que la lanterne magique ou encore le praxinoscope. Tous ces dispositifs optiques préfigurent l’image cinématographique, en mouvement : La Jetée peut donc être lue – ou plutôt vue – comme une archéologie du cinéma, comme la mémoire d’un temps où les images prenaient naissance dans l’obscurité d’une chambre noire.
Le pathéorama pouvait s'adapter sur une lanterne magique, et être ainsi projeté.
L’image photographique ou le vertige du temps

En effet, le court-métrage est entièrement réalisé à partir de photographies, procédé original qui, loin de figer le propos, donne une force singulière aux images. Ce dispositif permet de rendre encore plus sensible la juxtaposition temporelle, avec l’imbrication du passé, du présent et du futur, mises en avant dans le film. Nous sommes bien là dans une temporalité de hantise, mais aussi face à cette "composition d’anachronismes" dont parlait Georges Didi-Huberman au sujet de la démarche d’Aby Warburg.
Cette temporalité particulière, non chronologique et non soumise à un déroulement temporel linéaire, seul l’usage de la photographie pouvait sans doute l’instaurer. D’ailleurs, Chris Marker pense la mémoire davantage en terme d’espace qu’en terme de temporalité :
"Dans nos moments de rêverie mégalomaniaque, nous avons tendance à voir notre mémoire comme une espèce de livre d’Histoire : nous avons gagné et perdu des batailles, trouvé et perdu des empires. A tout le moins nous sommes les personnages d’un roman classique ("Quel roman que ma vie!"). Une approche plus modeste et peut-être plus fructueuse serait de considérer les fragments d’une mémoire en termes de géographie. Dans toute vie nous trouverions des continents, des îles, des déserts, des marais, des territoires surpeuplés et des terrae incognitae. De cette mémoire nous pourrions dessiner la carte, extraire des images avec plus de facilité (et de vérité) que des contes et légendes. Que le sujet de cette mémoire se trouve être un photographe et un cinéaste ne veut pas dire que sa mémoire est en soi plus intéressante que celle du monsieur qui passe (et encore moins de la dame), mais simplement qu’il a laissé, lui, des traces sur lesquelles on peut travailler, et des contours pour dresser ses cartes."
(extrait du livret du DVD-Rom Immemory de Chris Marker)

Hantise, spectralité et mémoire collective

Pour ce court-métrage, Marker s'est notamment inspiré de Vertigo de Hitchcock (Sueurs Froides, en français) dont on trouve des citations dans La Jetée (avec, notamment, la photographie du séquoia millénaire au Jardin des Plantes). Or, Vertigo est une histoire de revenance et de hantise (vous trouverez quelques pistes d'analyses ici). D'ailleurs, la trame de La Jetée est reprise à son tour, assez fidèlement d'ailleurs, par Terry Gilliam avec L'armée des douze singes.
De manière parallèle à Jacques Austerlitz recherchant l'image de sa mère et ses souvenirs, le personnage principal de La Jetée est "marqué par une image d'enfance", qui est en vérité l'image de sa propre mort. Dans La chambre claire, Barthes disait sa volonté d'"entourer de (s)es bras ce qui est mort, ce qui va mourir" avec la photographie, et qu'il mettait souvent en avant les liens existant entre photographie et mort. Là encore, il faudrait développer cette idée, mais notons que, si l'image fixe est perçue comme spectrale par Barthes comme par Sebald, c'est aussi car elle est déceptive : on ne possède rien avec une image. Le fantasme de ralentissement ou de grossissement l'image pour mieux voir ce qui se cache derrière elle ne révèle que sa nature spectrale, insaisissable (on le voit par exemple lorsque Jacques Austerlitz ralentit les images du film de propagande de Terezin, croyant pouvoir y distinguer sa mère - et y trouver la réponse à sa propre énigme, à son passé). Dans La Jetée, on pourrait être tenté d'y voir le mouvement quasi inverse, lorsque les images de la femme aimée se succèdent plus rapidement et que l'image est sur le bord d'être animée, vivante, présente.
Mais dans La Jetée, le personnage principal croit pouvoir voyager dans le temps et retrouver celle qu'il a aimé : il va en vérité se précipiter vers sa propre mort. Alors qu'il croit retrouver, il ne fait que perdre. Ce dispositif donne d'ailleurs à La Jetée une structure circulaire vertigineuse, où temps de l'enfance et temps de la mort, passé et présent se rejoignent absolument. 

Enfin, on pourrait aussi souligner la proximité thématique de La Jetée avec les oeuvres de Sebald. La Jetée porte en effet la mémoire collective des destructions de masse, figurées par les ruines de Paris (probablement des photographies de Paris détruite pendant la guerre), mais aussi, de manière plus précise, la mémoire de la Shoah et des camps d'extermination. Les expériences menées dans les souterrains font signe en ce sens et, lorsqu'il découvre l'homme qui mène les expériences, le personnage principal voit "un homme sans passion": nous sommes bien là dans le constat d'une "banalité du mal" soulignée notamment par Hannah Arendt.
Le monde décrit par Chris Marker est aussi un monde, en ruines, marqué par la mémoire des destructions (guerres, bombe atomique, génocide) inscrit dans une temporalité de hantise où se mêlent passé, présent et futur. "La police du camp épiait jusqu'aux rêves": cette volonté de contrôle totale, comme l'instrumentalisation du passé nous font entrer de plain-pied dans un univers totalitaire, tel qu'il a pu être décrit, par exemple, par Ismaël Kadaré dans Le palais des rêves (1981) décrivant un monde où l'administration collecte, classe et interprète les rêves des habitants.
On pourra prolonger le voyage dans cet univers post-apocalyptique avec le film d'Andrei Tarkovski, Stalker, ou encore en lisant les récits d'Antoine Volodine (Des anges mineurs, ou Songes de Mevlido par exemple).



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