Memento Mori (autour des photographies de Sophie Zénon)

Ce texte paraîtra également dans l'édition de septembre du magazine franco-allemand Artline. Comme le travail de Sophie Zénon entre en écho avec mes propres recherches sur la nature fantomatique de l'image photographique, j'ai choisi de le partager sur le blog, en y ajoutant les images auxquelles je fais référence dans le texte et en les commentant.
La série de photographies "In case we die" a été prise dans les catacombes de Palerme et de Naples. Les catacombes capucines de Palerme sont connues pour abriter environ 8000 momies, la plupart datant du 19e siècle.
L'approche de Sophie Zénon, qui nous rappelle que la frontière entre les vivants et les morts n'a pas toujours été aussi marquée et que "notre société se garde d'avoir un contact direct avec les morts" (voir ici), m'a fait penser à celle de W.G. Sebald. Le rapport à l'image de W.G. Sebald est bien différent, mais il considère aussi la photographie dans sa puissance de hantise, et rappelle souvent la porosité existant entre monde des morts et monde des vivants, la hantise étant un des symptômes de cette porosité. J'en avais parlé plus en détail ici. Les photographies de Sophie Zénon sont aussi, faut-il le rappeler, des vanités ou des memento mori - un genre qui connu son apogée au 17e siècle baroque, mais qui fut réhabilité, par exemple, par un peintre contemporain comme Gerhard Richter.
In Case We Die, Palerme 1. Argentic print pasted on aluminium. 120 x 80 cm.
In Case We Die, Palerme 5. Argentic print pasted on aluminium. 120 x 80 cm
In Case We Die, Palerme 16. Argentic print pasted on aluminium. 24 x 36 cm
Un texte célèbre d’André Bazin (Ontologie de l’image photographique)  posait comme origine de l’art ce qu’il nommait « le complexe de la momie » : le besoin de défense contre le temps est, écrivait-il, « un besoin fondamental de la psychologie humaine ». Dans cette perspective, l’apparition de la photographie, qui donna l’illusion de réduire l’écart entre le monde et sa représentation, fut décisive : enfin, on pouvait préserver son visage et son corps par-delà la mort, et fixer ce qui était voué à disparaître. C’est ainsi que, dès ses débuts, on prêta souvent des vertus magiques à la photographie, se demandant, comme Balzac, si elle était capable de capter les spectres lumineux de l’âme ou, comme en témoigne la vogue de la photographie spirite à la fin du 19e siècle, si elle pouvait faire apparaître les fantômes. On oublie aussi que, outre les portraits des vivants, on aimait à cette époque photographier les défunts, et en particulier les enfants sur leur lit de mort, pour en garder le souvenir.
Photographie spirite, vers 1910



Ces deux dernières photographies sont particulièrement intéressantes en ce qu'elles mettent en scène, côte à côte, les vivants et les morts. Signe des temps et des contraintes techniques de la photographie, on reconnait les vivants au tremblement de l'image, dû à la longueur des poses qui imposaient au sujet l'immobilité la plus totale...

Sophie Zénon, dans son travail de photographe, s’est-elle rappelée de la manière dont fut perçue la photographie à ses origines, au moment où les images sont à ce point présentes que nous ne les questionnons plus ? Sans aucun doute, et son approche doit aussi beaucoup à sa formation d’ethnologue et à ses travaux documentaires autour du rituel, du sacré et du chamanisme. La série de photographies In case we die, présentée à l’espace Fernet-Branca à Saint-Louis, est un voyage en compagnie de Charon, ce gardien du fleuve des morts selon les Grecs, et nous mène à nous interroger sur la dette que nous devons tous au temps. La représentation du corps après la mort en est le sujet central, et prend sa source dans une vaste tradition iconographique, souvent chrétienne – qu’on songe, par exemple, au Christ au tombeau de Holbein, se décomposant dans son tombeau, ou encore aux nombreux portraits de saints mutilés. 
Le corps du Christ mort dans la tombe, de Hans Holbein. Dostoïevski, qui le vit à Bâle où il est toujours exposé, en fut bouleversé au point de dire que "ce tableau peut faire perdre la foi". On en trouve d'ailleurs une description dans L'Idiot. Holbein figurait en effet l'infigurable: un corps humain cadavérique, déjà pris par la mort.

Les momies des catacombes de Palerme ou de Naples ont été saisies avec délicatesse, dans leur infinie altérité, et semblent vibrer, voire presque danser, entre présence et disparition. La beauté de l’approche de Sophie Zénon tient beaucoup à ce tremblement qu’elle a su imprimer à l’image, là où l’on attend la fixité du mort. Comme Roland Barthes cherchant à retrouver l’image de sa mère défunte dans La Chambre claire, la photographe a su « entourer de [s]es bras ce qui est mort, ce qui va mourir », pour faire apparaître leur être, faisant ainsi vaciller la frontière entre la vie et la mort.
Car, avec ce travail, Sophie Zénon veut aussi nous confronter à l’infigurable, au corps mort, dans notre société où on ne cherche qu’à le cacher, alors même que la mort elle-même fait l’objet de mises en scène médiatiques permanentes. L’occasion de se souvenir, comme l’artiste le rappelle, que « nous vivons ainsi ce paradoxe où parler de la mort – la vraie – nous est interdit, alors que la mort qui nous est extérieure est omniprésente. »


In Case We Die, Palerme 9. Argentic print pasted on aluminium. 36 x 24 cm.
Il y a quelque chose du portrait du Pape Innocent X de Francis Bacon dans celle-ci (un tableau lui-même inspiré de celui de Vélasquez): rappel de la vanité humaine et des apparats, image du cri plutôt que de l'horreur. Sur la photographie de Sophie Zénon, la même béance de la bouche ouverte, et le souvenir de la chair sous les os.
Francis Bacon, Etude d'après le portrait du pape Innocent X de Vélasquez (1953), huile sur toile, 153 x 118 cm,  Des Moines Art Center, Iowa.
Diego Vélasquez, Portrait du Pape Innocent X, (1650), huile sur toile, 288 x 350 cm, Galerie Doria Pamphilj, Rome
- In case we die, photographies de Sophie Zénon
Exposition visible à l'Espace d'Art Contemporain Fernet-Branca, Saint-Louis (68), du 18 septembre au 11 décembre.

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