Tchernobyl, année zéro

Mercredi avait lieu un anniversaire pour le moins sombre, celui des vingt-cinq ans de l’accident de Tchernobyl. Bien entendu, celui-ci a une toute autre résonance depuis la catastrophe japonaise, Fukushima ayant réactivé le spectre du nucléaire et de ses dangers. 
Depuis quelques temps, je m’intéressai à la représentation de cette catastrophe que fut Tchernobyl. En effet, j’en ai un souvenir quelque peu flou mais pourtant intense : en 1986, j’étais alors enfant mais je me souviens de chuchotements et du sentiment obscur d’une menace invisible qui s’étendait subrepticement autour de nous. Il faut dire que je vivais à la frontière allemande et que, du côté germanique, les consignes étaient plus explicites, interdisant la consommation de certains aliments.
Bref, l’événement m’est resté en mémoire sous la forme d’une catastrophe invisible et terrifiante, entourée d’un non-dit puissant. Plus tard, j’ai vu le film fascinant de Tarkovski, Stalker, qui parle d’un lieu interdit, à la nature inconnue, nommé "La Zone", espace noir où chaque homme se trouve confronté à son propre vertige. La Zone, c’est justement le titre d’une installation présentée ces jours-ci à la Gaieté Lyrique à Paris : il s’agit d’un dispositif interactif permettant d’explorer le cœur de l’espace d’exclusion de Tchernobyl, mêlant photographie, vidéos et création sonore. L’installation a été réalisée par deux journalistes, Bruno Masi et Guillaume Herbaut, installation qui se décline aussi en webdocumentaire sur Le Monde.
Image extraite du travail de G. Herbaut et B. Masi
Je ne parlerai aujourd’hui ni de l’installation – que je ne pourrai d’ailleurs pas voir, malheureusement–, ni du webdocumentaire, et ce sera sans doute l’objet d’un prochain billet. Mais ce travail s’inscrit tout à fait dans la question que je me posais concernant Tchernobyl : comment représenter cette catastrophe, que ce soit par le biais de l’image ou du texte? Nombre de représentations des guerres, des conflits armés existent, et sont entrés dans nos imaginaires. La seconde guerre mondiale, par exemple, a son lot de représentations, qu’elles soient héroïques, dramatique, voire fictionnelles. Elle a produit ses images et ses récits. Elle a fini par façonner un imaginaire, des motifs, des topos (lieux communs). Mais comment représente-t-on une catastrophe inédite, sans précédent, encore inconnue, dont les traces – la radioactivité – sont finalement assez peu visibles ?
Tchernobyl pose sans nul doute un problème de représentation, et de langage. C’est ce que relève Svetlana Alexievitch, dans La supplication : "Mes interlocuteurs m’ont souvent tenu des propos similaires : "Je ne peux pas trouver de mots pour dire ce que j’ai vu et vécu…Je n’ai rien lu de tel dans aucun livre et raconté des choses semblables à celles que j’ai vécues." De tels aveux se répétaient et, volontairement, je n’ai pas retiré ces répétitions de mon livre." Car ce qui intéressait Svetlana Alexievitch, ce n’était non pas Tchernobyl, mais le monde de Tchernobyl :  "Je m’intéressais aux sensations, aux sentiments des individus qui ont touché à l’inconnu. Tchernobyl est un mystère qu’il nous faut encore élucider. C’est peut-être une tâche pour le XXIe siècle. Un défi pour ce nouveau siècle. Ce que l’homme a appris, deviné, découvert sur lui-même et dans son attitude envers le monde. Reconstituer les sentiments et non les évènements". Il faut dire que, comme elle le rappelle, la Biélorussie a dû faire face coup sur coup à une catastrophe sociale (le naufrage du "continent socialiste") et "cosmique" (Tchernobyl). Les témoignages qu’elle a recueillis dessinent la cartographie intime et collective d’une catastrophe à la fois peu visibles et destructrice. C’est à la parole des survivants que s’est intéressée Alexievitch, et son livre nous donne à entendre, au sens propre, leurs voix : ce qui frappe à la lecture de ce texte puissant, c’est le sentiment d’entendre le bruissement d’une mémoire, d'une énonciation collective qui, peu à peu, fait histoire. 
Photographie de Jean-François Devillers
Nombre des voix portées par Svetlana Alexievitch s’accordent sur la difficulté de penser l’événement Tchernobyl, d’en dire véritablement quelque chose. Par exemple, une famille de réfugiés tchétchènes, pour qui Tchernobyl est devenu, aussi paradoxal que cela paraisse, "une patrie", où les oiseaux chantent comme partout, s’en explique : "Les gens me posent des questions et s’étonnent. L’un d’eux m’a posé la question tout de go : est-ce que j’aurais emmené mes enfants dans un endroit où sévirait la peste, ou le choléra ? Mais moi, je connais la peste ou le choléra. Je sais ce dont il s’agit. Mais la peur dont on parle, ici, je ne la connais pas. Je ne l’ai pas dans ma mémoire…"
D’autres ont appris à Tchernobyl, en regardant l’incendie du réacteur, semblant être éclairé de l’intérieur, que la mort pouvait être belle : "ce n’était pas un incendie ordinaire, mais une luminescence. C’était très beau. […] Le soir, tout le monde était à son balcon." Beaucoup de voix nous racontent d’ailleurs une sorte de conte terrible, où la zone est tour à tour fascinante et terrifiante, où les regards des animaux, tués en masse dans les villages désertés suite à l’explosion, hantent ceux qui ont eu la charge de les supprimer, un conte étrange où l’on enterre la forêt, les maisons, les villages, la terre même, tout.
A travers ces voix et ces mémoires, on apprend aussi une réalité terrible : peu à peu, année après année, les objets et surtout le métal enterrés dans la zone interdite ont été peu à peu complètement pillés et revendus au marché noir. Ce métal est bien entendu radioactif. C’est d’ailleurs l’objet du reportage de Guillaume Herbaut, co-réalisateur de La Zone, avec L’or noir de TchernobylHuit cent "sépulcres" entourent Tchernobyl, où gisent "des milliers de tonnes de métal et d’acier, des vêtements de travail, des constructions en béton". (La supplication)
Photographie extraite de L'or noir de Tchernobyl, Guillaume Herbaut
La parole et l’image ne cessent, donc, d’achopper à une réalité qui les dépasse. La parole, car ces hommes et ces femmes sont des survivants, équivalents de ces hibakushas japonais qui, après Hiroshima ou Nagasaki, ont eu l’interdiction de parler de leur expérience (une des voix de La Supplication se compare d’ailleurs à un hibakusha). 
L’image, car sorti des représentations de la "mythologie" Tchernobyl (les malformations génétiques, par exemple), il est difficile de donner à voir, de rendre sensible l’expérience Tchernobyl dans le visible. Qui plus est, vingt-cinq ans après. Il s’agit à présent de mémoire, et non plus de témoignage : comment donner à voir le lieu et son histoire, comment montrer que la zone à l’abandon n’est pas seulement un lieu où la nature a repris ses droits, mais aussi le lieu d’une catastrophe, et un lieu toujours dangereux ? 
Ces prochaines semaines donc, je publierai au gré de mes recherches ce que j’ai pu trouver sur ces différentes représentation de la catastrophe. Il y aura sans doute un billet sur le texte d’une écrivaine est-allemande, Christa Wolf, nommé Incident et écrit à peu près un an après Tchernobyl. 
Mais puisque nous parlons de mémoire et de représentation, j’ai eu envie de revenir sur le travail d’un photographe qui s’est confronté à la mémoire invisible de Tchernobyl et a cherché à la représenter par l’image. L’originalité et la force du travail de Svetlana Alexievitch étaient de rendre compte de l’histoire par une énonciation collective, en donnant la parole aux sans-voix. Le photographe Jean-François Devillers a lui aussi cherché à trouver une forme qui permettrait de dire ce tremblement infime qui parcourt encore les environs de Tchernobyl, cette mémoire obscure et invisible pourtant partout perceptible, mais jamais visible. "Photographier Tchernobyl est un défi pour la photographie. Parce que Tchernobyl n’est pas d’abord le nom d’une ville d’Ukraine, mais un mot qui évoque la catastrophe causée par l’explosion d’une centrale nucléaire le 26 avril 1986", écrit-il en ouverture de sa série de photographies. 
Pour ce faire, il a utilisé une approche qu’on pourrait qualifier d’expressionniste : plus que le visible, c’est le sensible qui est représenté à travers le tremblement de l’image. Regardant son travail, j’ai aussi pensé à celui d’un autre photographe, Idris Khan, dont j’ai déjà parlé iciIl s’agissait aussi de mémoire, d’ailleurs : celui du patrimoine industriel, celui des séries effectuées par Bernd et Hilla Becher.  
Jean-François Devillers utilise une technique quelque peu différente, mais qui tient, me semble-t-il, du montage au sens où l’entendait Walter Benjamin. Selon lui, seul le montage peut "fixer de manière visible […] les images qui proviennent de l’inconscient collectif". Ces photographies rendent visibles les points de suture et de tremblement du temps, où l’expérience ne peut être dite de manière unaire, mais seulement dans la recomposition de ses failles. Il y a aussi quelque chose du "Unheimlich", de l’inquiétante étrangeté freudienne dans les photographies de Tchernobyl de J.-F. Devillers, quelque chose d’absolument anodin où se glisse pourtant un sentiment de malaise inexpliqué. Une photographie hantée, en somme, où le temps comme l’espace semblent sortir de leurs gonds, brouillée par l’écho assourdi d’une catastrophe qui n’en finit plus d’être présente dans son absence.
Pour voir l’ensemble du travail de Jean-François Devillers, son site photographique ici et son site d’analyse des images là

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