Littérature et photographie, entre échanges et défiances

1. Les reproches faits à la photographie

Les reproches faits par les gens de lettres lors de la naissance de la photographie sont multiples (sur ce sujet, voir Paul Edwards, Soleil Noir. Photographie et littérature, et son anthologie, Je hais les photographes, deux ouvrages figurant dans la bibliographie). En voici quelques-uns.

- La photographie est sans pitié, impassible, démocratique
Ralph Waldo Emerson écrivait de la photographie en 1841: le daguérreotype est "la vraie peinture démocratique". On peut entendre les préjugés aristocratiques de Henri Fox Talbot, dans The Pencil of Nature, lorsqu’il parle de l’objectif qui décrit, « avec la même impartialité », l’Apollon du Belvédère et un ramoneur.
La photographie met donc tout le monde sur le même plan. Mais aussi, par son réalisme cru, elle enlaidit et incite au voyeurisme... parallèlement, en peinture, c'est ce qu'on reprochera aussi à un tableau célèbre, l'Olympia de Manet (1863, Musée d'Orsay, 130,5 x 190)



- La photographie tue, rappelle la mort. Elle capte les "spectres"
Immobilisant le sujet dans une pose fixe, la photographie est souvent comparée à une dépouille:  "l'image photographique est mortifère quand elle est considérée comme la trace physique d'une présence, le reliquaire d'un spectre, ou par ses éléments esthétiques, son noir, son image vivante d'un monde rendu immobile" (Paul Edwards, Soleil Noir. Photographie et littérature, p.17)
Certains pensaient également que la photographie était capable de capter un objet physique ou un spectre de lumière. Ainsi, les photographies successives d'un même individu "effeuillaient" en quelque sorte l'âme, dont les peaux de lumière étaient fixées par le daguerréotype. 
Daguerréotype de Balzac par Nadar, 1840

Balzac aimait peu se faire photographier et on lui doit, si l'on en croit Nadar, ce qu'on nomme la théorie balzacienne des spectres. Cette théorie s'illustre dans La légende du daguerréotype de Jules Champfleury (1863).

Cette idée que la photographie permet de capter l'invisible a donné lieu à des ramifications surprenantes, et notamment la photographie spirite. William H. Mumler, photographe anglais, exploita ses possibilités à partir de 1862, suite à une surimpression qu'il découvrit sur une photographie de lui-même.


2. Baudelaire, "Le public moderne et la photographie"

Pour un commentaire intéressant de ce texte:
 Marc-Emmanuel Mélon, « Baudelaire, la photographie, la modernité. Discordances paradoxales » (voir en bas de la page pour obtenir l'article en PDF). 

- La relation Baudelaire / Nadar:
"Nadar fut pour Baudelaire celui de ses ennemis intérieur qu’il a vraiment aimé. Baudelaire fut pour Nadar l’objet de sa ferveur la plus ardente autant que la plus déconcertée." (J. Thélot, Les inventions littéraires de la photographie, p.33).

Photographie de Baudelaire par Nadar, 1854 

 
Portrait de Baudelaire par Carjat, 1866

- Le daguerréotype ou le culte des images à l'époque de Baudelaire

 
La Daguerréotypomanie, Théodore Maurisset

- Les usages de la photographie auxquels fait référence Baudelaire dans ce texte:
a) La photographie dite "artistique" qui recourt à des comédiens, et qui prend ses modèles dans la peinture d'histoire et de genre, beaucoup pratiquée vers les années 1850. 
« En associant et en groupant des drôles et des drôlesses, attifés comme des bouchers et des blanchisseuses dans le carnaval, en priant ces héros de bien vouloir continuer, pour le temps nécessaire à l’opération, leur grimace de circonstance, on se flatta de rendre les scènes, tragiques ou gracieuses, de l’histoire ancienne. »

 
O.G. Rejlander, The two ways of life, 1857 (la composition est influencée par Raphaël et l'école d'Athènes)


b) La production destinée au stéréoscope. Les lecteurs de l'époque savaient qu'elle était principalement pornographique.
« Peu de temps après, des milliers d’yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l’infini. L’amour de l’obscénité, qui est aussi vivace dans le coeur naturel de l’homme que l’amour de soi-même, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se satisfaire. Et qu’on ne dise pas que les enfants qui reviennent de l’école prenaient seuls plaisir à ces sottises ; elles furent l’engouement du monde. »

Auguste Belloc, Femme nue devant un miroir, daguerréotype stéréoscopique, vers 1851-1855

Stéréoscope de Holmes

c) L'usage mémoriel, scientifique et documentaire de la photographie, que Baudelaire décrit en ces termes: "Qu’elle sauve de l’oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, (la photographie) sera remerciée et applaudie."


Valeur testimoniale et mémorielle de la photographie
 "La Photographie, en somme, a institué une véritable illustration de l’État-Civil". Valéry n'insiste cependant pas trop sur ce point.


Photographie et illusion 
"Qu'est-ce que la fameuse caverne de Platon, si ce n'est déjà une chambre noire, la plus grande, je pense, que l'on ait jamais réalisée. S’il eût réduit à un très petit trou l’ouverture de son antre, et revêtu d’une couche sensible la paroi qui lui servait d’écran, Platon, en développant son fond de caverne, eût obtenu un gigantesque film ; et Dieu sait quelles conclusions étonnantes nous eût-il laissées sur la nature de notre connaissance et sur l’essence de nos idées. "

Ce texte de Valéry, datant de 1939, doit être lu en parallèle avec la "Petite histoire de la photographie" de Walter Benjamin, texte quasi contemporain (1931), qui sera commenté lors du prochain cours.
Vous trouverez ici une version électronique de l'article de Walter Benjamin, qui comprend les images citées par l'auteur, dans une traduction d'André Gunthert. Vous pouvez aussi télécharger ce texte en PDF.







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