La réalité noire

Je poursuis cette semaine la réflexion sur les représentations possibles de la catastrophe de Tchernobyl, que j'ai commencé il y a quelque temps à l'occasion des vingt-cinq ans de la catastrophe.
Le photographe de Tchernobyl: une histoire d'images noires

Igor Kostine- L'enterrement d'un village
Et, encore une fois, je repartirais du texte de Svetlana Alexievitch, La supplication - d'ailleurs, en matière de représentation et de témoignage sur Tchernobyl, je pense qu'il s'agit là du texte le plus essentiel et le plus bouleversant, une lecture qui vous hante bien longtemps, sans doute - c'est peut-être pour cette raison que je ne cesse d'y revenir. Un des anciens habitants de la zone, interrogé par S. Alexievitch, raconte comment il a commencé à faire de la photographie suite à Tchernobyl. Il explique: "(...) je n'ai jamais fait de photographie et là, soudain, je me suis mis à faire des photos. J'avais emporté mon appareil par hasard. Et maintenant, c'est mon métier. Je n'ai pas pu me libérer des nouveaux sentiments que j'éprouvais." 
Et là, survient un commentaire de la part de Svetlana Alexievitch, le seul, si je me souviens bien, de tout ce récit où la parole est absolument laissé à ceux qui ont vécu la catastrophe. Et c'est aussi le seul moment du texte où les voix des témoins s'effacent pour donner une place au contexte dans lequel elles ont été recueillies par la journaliste. Le commentaire est en vérité ce qu'on nomme une ekphrasis, c'est-à-dire la description d'une réalité visuelle par le texte:
"Tout en parlant, il étale des photos sur la table, les chaises, le rebord de la fenêtre: un tournesol gigantesque, grand comme la roue d'une charrette, un nid de cigogne dans un village vide, un cimetière campagnard avec un panneau "Hautement radioactif - Entrée interdite", une poussette dans la cour d'une maison aux fenêtres condamnées, une corneille posée dessus comme si elle y avait fait son nid, une vol de grue formant un caractère cunéiforme au-dessus d'un champ redevenu sauvage."
A la suite de cela, le photographe reprend la parole pour expliquer qu'il ne prend pas de photos en couleur car "il s'agit de Tchernobyl...Littéralement, ce nom signifie "la réalité noire"...Les autres couleurs n'existent pas."

Plutôt que de montrer les photographies - ce qui aurait été envisageable - Svetlana Alexievitch nous les décrit avec une économie de mots, ne cherchant pas à atteindre l'image par le texte, laissant l'imaginaire du lecteur visualiser lui-même cette "réalité noire" captée sous la forme d'instantanés photographiques. Alors que les représentations de la catastrophe demandent, appellent, imposent presque les images dévorantes, comme si nos yeux les quémandaient - pensons aux images du 11 septembre, à celles d'Haïti, à celle de la catastrophe japonaise - ici il n'y a littéralement rien à voir, mais seulement à imaginer à partir du peu que nous livre le texte.
Pour Svetlana Alexievitch, j'imagine que montrer une, deux, trois photographies dans le témoignage de cet homme aurait été forcément parcellaire, incomplet. Que l'approche de cet indicible qu'est Tchernobyl n'a pu se faire que par la somme de ces paroles, par ce que Deleuze nomme une "énonciation collective".
En tout cas, ce terme de "réalité noire" me parlait beaucoup: on y entend tour à tour l'impossible représentation, la nuit à laquelle la pensée est confrontée lorsqu'elle veut penser cette catastrophe, l'obscurité d'un monde vidé de ces habitants, l'idée qu'il n'y a rien à voir. 
Photographie d'Igor Kostine - Sur le toit du réacteur n°3
Ironie du sort, en faisant quelques recherches sur les photographies de Tchernobyl, je trouve l'histoire d'un autre photographe, Igor Kostine (photographe de l'agence de presse soviétique Novosti) qui accompagna les liquidateurs sur le toit du bloc 3, à côté du réacteur endommagé. Il retourna cinq fois sur le toit, pendant une durée de deux à trois minutes: "Tous les films que je développais étaient noirs. Alors, j'ai emmailloté mes Nikon dans des plaquettes de plomb et découpé mes pellicules en bandelettes de vingt centimètres suivant le temps d'exposition. Aujourd'hui, quatre de mes appareils sont enterrés dans le cimetières des déchets radioactifs."
L'exposition à la radioactivité rendait les images noires. Demeurent cependant une photographie, celle de ces liquidateurs sur le toit du réacteur: les trainées blanches sont les traces visibles de la brûlure de la radioactivité sur la pellicule photographique. 
Il faut dire, en outre, que les images contemporaine à la catastrophe furent difficiles à obtenir, puisqu'elle étaient contrôlées à l'époque par le parti. Il y a assez peu d'images d'archives, et la représentation de Tchernobyl est donc celle de l'après-Tchernobyl.
Une des rares photographies du réacteur, prise par Anatoliy Rasskazov, photographe "officiel" de la centrale
Comment représenter?


Je me suis alors demandé si représenter Tchernobyl ne pouvait se faire que de manière fragmentée, parcellaire, au moyen d'un montage de voix, d'images, de textes. Si cette "réalité noire" a tant confronté la pensée à l'inconnu qu'il faille sans cesse inventer les moyens de la dire.
Le webdocumentaire La Zone,  paru il y a peu de temps sur le site du Monde se caractérise aussi par sa forme fragmentaire: on y trouve divers approches visuelles (témoignages filmés avec ou sans paroles, séries de photographies avec accompagnement sonore, sans commentaire), divers points d'entrée géographiques ou thématiques (le pillage et la contrebande du métal radioactif autour de Tchernobyl, la centrale elle-même, la vie dans les villages alentours). La forme, ou l'approche esthétique de ce travail lui-même (un webdocumentaire, une installation, un livre de photographies) est multiple, comme si ce n'était qu'ainsi qu'il était possible de dire, de représenter quelque chose, de donner forme non pas à l'irreprésentable, mais à l'invisible, à la réalité noire.
(Il y a d'ailleurs un véritable engouement pour le webdocumentaire qui permet de renouveler les formes de journalisme documentaire, comme l'analyse par exemple dans cet article. Ce n'est pas tout à fait ce qui m'intéresse ici: la question que je pose n'est pas tant, on l'aura deviné, celle des nouvelles formes de journalisme qu'une question éthique et esthétique: comment représenter face à l'image qui manque? et surtout, comment donner place et voix au(x) sujet(s), aux individus dans le récit de la catastrophe? Par quels moyens - écriture, images - se ressaisir d'une mémoire sans image et sans mots pour faire histoire?)
De même, les photographies de Jean-François Devillers, utilisent un procédé original s'apparentant au palimpseste, à la superposition, comme si une seule photographie ne suffisait pas.
Dessin tiré de l'album Les fleurs de Tchernobyl, Carnet de voyage de Gildas Chasseboeuf et Emmanuel Lepage
Incident, de Christa Wolf, ou la fiction face à Tchernobyl
Peu d'écrivains ont parlé de la catastrophe de Tchernobyl  - même si elle véhicule un imaginaire post-apocalyptique qui hante nombre de récits contemporains, à commencer par ceux de l'écrivain Antoine Volodine. Avec Tchernobyl, cet imaginaire est devenu, en quelque sorte, réalité: "L'homme s'en était allé pour toujours de ces endroits et nous étions les premiers à visiter ce "pour toujours"", dit encore le photographe témoin dans La supplication. Cette fascination post-apocalytique passe d'ailleurs très largement par l'image, peut-être davantage que par le texte - qu'on songe aux nombreux films mettant en scène la fin du monde, de manière plus ou moins réussie, du mélancolique et noir La Route, d'après le roman de Mc Carthy en passant par les grosses productions américaines, et par les jeux vidéos. Avant même l'incident nucléaire, la catastrophe avait été pensé par la fiction (La Jetée, de Chris Marker, fait directement référence à une troisième guerre mondiale nucléaire).
Incident de Christa Wolf est l'un des rares textes d'écrivain qui s'inspire directement de Tchernobyl. Incident est le récit de la journée d'une femme en avril 1986, jour coïncidant avec l'explosion du réacteur nucléaire. C'est aussi la journée où le frère de la narratrice de ce qui se présente comme un sorte de journal va être opéré d'une tumeur au cerveau. Le texte est paru juste après Tchernobyl, en 1987, et fut traduit en français deux ans plus tard. Christa Wolf est une auteur d'Allemagne de l'Est: est-ce pour des raisons géographiques et politiques qu'elle écrivit ce texte? Pourtant, elle le revendique explicitement comme fiction: "Aucun des personnages de ce texte n'est identique à une personne vivante. Ils sont tous de mon invention." Christa Wolf est plutôt connue pour ses approches politiques et féministes des mythes grecs, comme celui de Cassandre ou de Médée, ou pour ses réflexions sur les liens entre utopie et réalité. Mais elle se plait aussi à intriquer l'intime et le politique, comme en témoigne son travail nommé Un jour dans l'année, écrit des années 1960 à 2000, est la chronique du jour du 27 septembre, et se veut un témoignage sur soi, sur l'époque et sur le monde. 
"La forêt rousse", photographie proposée sur le site de Philippe Hellion. L'irradiation a été si intense qu'elle a brûlé les arbres sur plusieurs hectares.
Incident est déroutant pour qui cherche à lire un texte sur Tchernobyl: là encore, on n'y voit rien, on n'apprend quasi rien de plus sur l'événement factuel. Pourtant, Christa Wolf y engage une réflexion qui, me semble-t-il, est quelque peu resté en jachère: Tchernobyl, c'est le problème de la connaissance lui-même, des limites de la connaissance, qu'elle soit scientifique ou philosophique. Et cette connaissance n'est pas seulement celle du monde, mais aussi celle de l'esprit humain. Un des témoins de Svetlana Alexievitch en parlait également: "Des dizaines de livres ont été écrits. De gros pavés. Il y eu de nombreux commentaires. Mais cet événement déborde le champ de l'analyse philosophique. J'ai lu ou entendu quelque part que le problème de Tchernobyl est d'abord celui de la connaissance de soi-même."
"Toute la journée, une association de mots ne m'est pas sortie de la tête: le coeur ardent. Maintenant, à deux mille kilomètres de nous, on est en train de recouvrir le coeur ardent de nos désirs interdits avec du béton, du sable et du plomb.", écrit la narratrice.
Elle raconte les nouvelles entendues dans les médias sur Tchernobyl, peu de choses en somme: l'interdiction de boire du lait, les avis des experts qui se succèdent et divergent. Parallèlement, elle détaille l'opération délicate au cerveau subie par son frère. Le spectre de la mort hante le texte, de la mort individuelle du frère à celle, collective, provoqué par l'irradiation, mais aussi de la possible extinction humaine. Et certaines questions hantent le texte: celle de l'ubris, bien sûr - c'est ainsi que les Grecs nommait la démesure humaine qui consistait à vouloir transgresser ou balayer les lois naturelles. Mais  il y a aussi cet impensé, celui de notre place dans l'évolution naturelle: "L'homme apparaît à l'holocène. Si l'on reporte les paramètres du développement  de la vie sur la terre sur une échelle de vingt-quatre heures, les vertébrés ont commencé leur évolution vers 21 heures 30 et les premiers hominidés la leur vers 23 heures 57. C'est donc à minuit moins deux secondes, frères, que l'homme fait son entrée sur la scène du monde." 


Et si Tchernobyl nous parlait de quelque chose en nous que nous n'avons pas su entendre? Et si la zone nous parlait à la fois d'un temps archaïque où nous n'étions pas et d'un  futur où nous ne serons plus?
Reste à voir l'image est capable de représenter cette nuit de l'esprit, cet abîme du temps, cette "tâche aveugle". Christa Wolf fait référence, dans son texte, au magnifique et terrifiant récit de Joseph Conrad, Au coeur des ténèbres, et le lit comme une métaphore: "Cet écrivain-là a su, lui, ce que c'est que le deuil. Il est entré, pas seulement en pensée, au coeur de la tache aveugle de cette culture à laquelle lui aussi appartenait."
Pourquoi la parole manque-t-elle? L'écrivain Pascal Quignard nous rappelle souvent que le langage n'est pas constitutif à l'homme, que nous n'avons pas toujours été des êtres de langage. Certaines expériences a-verbales - la musique, l'art, le mot qui manque soudain - nous permettent parfois de nous en souvenir. Tchernobyl nous permet peut-être, de la même manière, de nous souvenir de l'avenir.


Post-scriptum: je découvre, au hasard de mes recherches, que la Biélorussie a flairé la fascination pour la zone, et que ce monde déserté peut rapporter: le tourisme autour de Tchernobyl existait depuis un moment déjà mais, depuis janvier 2011, la zone est également ouverte.... A voir ici, dans un intéressant article qui fait le tour de la question.

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